Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Un rêve de John Ball - William Morris - The Hedge Priest


"Un rêve de John Ball" est un texte singulier. Ecrit par William Morris et publié en feuilleton dans la revue Commonweal entre 1886 et 1887, traduit et publié en 2011 par les éditions Aux Forges de Vulcain, "Un rêve de John Ball" est une sorte de fable onirique destinée à l’édification des masses laborieuses écrite par un militant socialiste actif de la fin du XIXème siècle, une parabole-tract qui met en relation un marxiste de la Révolution Industrielle anglaise et un rebelle connu (ou redécouvert ad hoc) du XIVème, exécuté pour avoir été l’un des instigateurs de la Grande Révolte des Paysans de 1381.

1381 donc, et les années qui précèdent. Le royaume d’Angleterre monte lentement vers l’ébullition. Le souvenir de la peste noire est dans les mémoires (ses effets économiques aussi), les impôts sont élevés (tant à cause de la guerre en France que de la fin de celle-ci, sans parler des taxes dues à la papauté), privés des pillages et des rançons qu’offrent la guerre les seigneurs se paient sur la seule bête qu’ils ont à leur disposition, à savoir leurs propres roturiers, Jean de Gand enfin, le chef du gouvernement, est très impopulaire, en particulier en tant que créateur de la première poll tax du royaume (une capitation).

De ce chaudron émergent quelques figures qui demandent une plus juste répartition des richesses, la fin du servage et celle des privilèges de la noblesse et de l’Eglise. John Wycliffe est le premier, suivent Wat Tyler, Jack Straw (dont un politicien anglais contemporain fut assez vain pour s’approprier le prénom), et enfin le prêtre John Ball.
Arrêté au début de 1381, en raison de ses prêches, par les hommes de l’archevêque de Canterbury, Ball fut libéré –semble-t-il - dans les premiers jours de la Grande Révolte des Paysans par les dizaines de milliers d’homme du Kent en route vers Londres. Le 12 juin 1381, dans la zone de Blackheath, Ball prononça un grand sermon, qui contenait le fameux passage « When Adam dalf, and Eve span, who was thanne a gentilman? From the beginning all men were created equal by nature, and that servitude had been introduced by the unjust and evil oppression of men, against the will of God, who, if it had pleased Him to create serfs, surely in the beginning of the world would have appointed who should be a serf and who a lord. And therefore I exhort you to consider that now the time is come, appointed to us by God, in which ye may (if ye will) cast off the yoke of bondage, and recover liberty. » et se terminait par cette exhorte : « uprooting the tares that are accustomed to destroy the grain; first killing the great lords of the realm, then slaying the lawyers, justices and jurors, and finally rooting out everyone whom they knew to be harmful to the community in future. ».

Peu après, Ball fut de nouveau capturé, jugé, et condamné comme traitre à être traîné, pendu et écartelé. La sentence fut exécutée le 15 juin de la même année, après que Tyler eut été traitreusement assassiné par le jeune roi Richard II – en dépit de l’appel au roi de « révoltés » qui se présentaient comme espérant que leur souverain rétablirait la justice –, et alors que la révolte était en route vers son échec programmé en dépit de quelques victoires symboliques dans la ville de Londres. Resta la mémoire de l’événement et sa résurgence régulière dans la pensée anglaise jusqu’à aujourd’hui. Fin XIXème donc, alors que la révolte est étudiée par des historiens (qui montrent notamment que la révolte comptait sans doute moins de paysans serfs que de francs-tenanciers ou d’artisans), l’artiste socialiste William Morris reprit cette histoire pour en faire une illustration de la pensée marxiste.

"Un rêve de John Ball" raconte comment, durant son sommeil, Morris se retrouva dans le Kent médiéval à la rencontre de John Ball. Il raconte comment, après l’avoir entendu prêcher et avoir assisté à une première « bataille », Morris eut une longue conversation avec le prêtre des haies, durant laquelle il dut lui avouer l’échec à venir de son mouvement mais lui laissa aussi entrevoir la survivance de l’idée de révolte sociale dans un monde futur incompréhensible au pré-industriel Ball.

Qu’on puisse être libre et dans les fers, voilà qui époustoufle Ball, lui qui croit que la fin du servage règlera tout.
Destiné à un lectorat à « éclairer », "Un rêve de John Ball" utilise les mots de Morris à Ball pour faire une présentation imagée de la Révolution Industrielle capitaliste. Expliquant simplement ce qu’est son propre monde, Morris expose à Ball le mystère du servage sans chaine qui se nomme salariat, les concepts de plus-value et conséquemment d’exploitation, les ravages de la concurrence entre prolétaires isolés, les effets sociétaux des changements dans l’infrastructure technique, la fausse conscience que représente l’idéologie, les mystères conservateurs de la superstructure, les nécessités de la mobilisation vers une conscience de classe. Surtout, sa discussion avec Ball inscrit sa propre action politique dans une filiation qui remonte au temps de celui-ci voire au-delà. Morris exemplifie pour Ball, mais surtout pour ses lecteurs, le début bien connu du Manifeste du Parti Communiste : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales...La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. ». Ball a échoué mais la lutte doit continuer. Le prêtre disparu aura au moins fait gravir à son pays une marche de plus vers l’antagonisme dernier car résumé à deux classes.

Ce court roman est donc d’abord un « tract » marxiste orthodoxe - habité de manière amusante, car cela sort du sujet principal, par la passion de Morris pour la nature et l’architecture - destiné aux hommes de son temps. Il leur explique simplement les finesses de la pensée marxiste. Il leur montre comment des hommes peuvent se lever contre la domination et implique que, six siècles après les révoltés du Kent, il est peut-être plus que temps, à fortiori dans un monde qui a su en dissimuler les mécanismes. C’est un acte de vulgarisation autant que de dévoilement, qui utilise le « détour anthropologique » bien avant que Balandier ne le préconise, et se termine sur une affirmation volontariste d’espoir.

Tout à fait intéressant. A lire.

Un rêve de John Ball, William Morris

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