Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Kindred - Liens de sang - Octavia Butler - Brillant


"Kindred" est un roman d’Octavia Butler, best-seller aux USA. De manière surprenante, seules les éditions Dapper, spécialisées dans la littérature africaine, ont jugé utile de le traduire et de le publier en France, il y a 16 ans de ça, sous une couverture guère appétissante, une 4ème qui manque le point, et avec le titre Liens de sang. On peut le trouver encore aujourd’hui, notamment sur le site de la FNAC.
J’invite avec insistance les éditeurs SFFF à prendre les choses en main et à donner une édition nouvelle à ce superbe roman.

"Kindred" est une histoire de voyage temporel comme il y en a peu. Qu’on en juge !
Californie, 1976. Dana est une jeune noire américaine qui tente d’être écrivaine. Elle est mariée depuis peu à Kevin, un blanc, écrivain aussi (et qui, lui, vend un peu). Leur situation économique est précaire, mais ils s’aiment et n’ont pas hésité à se marier en dépit des préventions fortes, pour ne pas dire plus, de familles respectives qui les ont quasiment reniés. Ils viennent de s’installer dans leur nouvelle maison.

Pour une raison mystérieuse, que ni elle ni nous ne comprendront jamais, Dana devient la victime d’un phénomène d’aller-retour temporel incontrôlable entre notre époque et le Maryland du début du XIXème siècle. Un saut initial de quelques instants seulement lui permet de sauver le jeune Rufus en train de se noyer - et de manquer se faire tuer par son père -, puis elle revient à son point de départ. Terrifiés, ne sachant expliquer ce qui vient d’arriver, Dana et Kevin veulent au moins croire que ce ne sera qu’une incongruité one-shot. Hélas, il s’avère, après un très court délai, qu'à chaque fois que dans le temps passé Rufus Weylin est en danger de mort, Dana est projetée de manière irrésistible de notre monde vers le sien, juste à temps pour le sauver. Elle est alors coincée là-bas et ne fait le voyage retour que lorsqu’elle-même se retrouve en danger, parfois longtemps après. Au fil du roman, Dana va donc faire un certain nombre d’allers-retours sur un laps de temps assez court, car, même si passent des semaines ou des mois au XIXème, seulement quelques minutes ou heures s’écoulent en 1976. Elle en sera profondément transformée et perdra sa moderne innocence en s’immergeant dans la complexité d’une situation évidemment scandaleuse.

Kindred ‘Liens de sang’, pourquoi ce titre ? Deux raisons. Commençons par l’évidente. Rufus, fils unique et blanc - donc futur esclavagiste - du maitre esclavagiste d’une plantation de maïs et d’une mère névrosée, est, de fait, un ancêtre de la jeune noire Dana. La magie qui les unit trouverait donc sa source dans ce lien, et les sauts temporels de la jeune femme permettraient à celle-ci de sauvegarder la possibilité de sa propre existence en assurant la survie de Rufus jusqu’à la conception et la naissance d’Hagar, fille du jeune maitre et de l’esclave Sarah et aussi plus ancienne aïeule connue de Dana.
L’autre lien, c’est celui qui unit le passé esclavagiste des USA à un présent encore bien ségrégué et inégalitaire.
On peut même y ajouter les liens familiaux interraciaux (et à l’origine pas toujours consentie) existant dans de nombreuses familles américaines dans lesquelles des personnes au phénotype blanc seraient considérées comme noires si la One Drop Rule s’appliquait toujours. L’identité afro-américaine est complexe, Kindred l’illustre.

De très nombreux articles et études existent sur "Kindred", je ne vais pas les paraphraser ici, on peut s’y reporter sans difficulté. De mon point de vue de Français, moins sensible aux questions de l’esclavage américain et aux controverses politiques au sein de la communauté noire que les lecteurs US, ce roman m’a paru receler de très nombreuses qualités.

Butler crée une foule de personnages réalistes, qui vivent, évoluent, sont crédibles. Noirs, blancs, esclaves, libres, esclavagistes, tous sont travaillés et tous sont plus que des masques. Il y a une histoire derrière chaque personnage, un système de valeurs, des désirs, des peurs, des échecs, des buts, si inaccessibles soient-ils. Aucun n’est cantonné à son rôle, il n’y a pas de bloc homogène. Chacun gère la situation comme il peut, au mieux de ses capacités et de ses faiblesses, et les inimitiés existent tant au sein des blancs qu’entre les noirs.

Butler montre aussi de manière particulièrement fine et détaillée les mécanismes et ressorts d’une plantation esclavagiste. Elle montre la vie quotidienne des uns et des autres. Elle montre les moments d’horreur, d’injustice, mais aussi ceux de joie ou de fête. Elle montre la manière dont les esclaves arrivent à « négocier » un peu de vie propre. Elle montre les sentiments ambivalents qui unissent et antagonisent maitres et esclaves. D’un côté, la rage contenue, la haine parfois, mais aussi la peur qui engendre la soumission, et les petits renoncements qu’on consent pour préserver le peu qu’on a et préserver les siens du pire, quitte à s’attirer le mépris des autres esclaves. De l’autre, la certitude de la supériorité, source d’une brutalité extrême qui ne nait pourtant d’aucune malveillance intrinsèque ; on peut même essayer d’être juste mais on ne discute pas plus avec un noir qu’on ne discuterait avec son chien, et on punit un noir comme on punirait son chien, jusqu’à s’en séparer ou l’abattre si nécessaire. C’est cela qui est éclatant dans "Kindred", cette situation d’injustice que les oppresseurs ne perçoivent jamais comme telle, qui leur paraît simplement dans l’ordre des choses. On se souvient d’Aristote et des esclaves par nature.

Nicole Bacharan, commentant 12 years a slave, expliquait que les plantations devaient être des lieux totalitaires où régnait la terreur car c’était à cette seule condition qu’un petit groupe de blancs isolés dans la campagne ne risquait pas d’être mis en pièce par ses nombreux esclaves. C’est ce que montre Butler ici et c’est ce qu’intègre Rufus progressivement quant d’enfant il devient adulte. Pour les esclaves, tout est dangereux, la soumission doit être ostensible et permanente sous peine de punition. Pour les blancs, tous les blancs, rien n’est grave, rien n’a de conséquence, la faute retombera toujours sur le noir. Quant aux maitres de plantation, ils doivent être impitoyables, et ils le sont d'autant plus facilement qu'ils n'y voient que le juste usage de leur droit.

Ce que montre Butler aussi, c’est que, contrairement à une certaine imagerie cinématographique, la punition est rarement mortelle. Il y a bien sûr, souvent, un contremaitre qui est une brute épaisse choisie pour ses pulsions sadiques, mais pour les propriétaires, c’est le statut d’infériorité des noirs qui autorisent à les asservir et qui conduit à les traiter non comme des ennemis à exterminer mais comme des animaux, comme un cheptel. De fait, à moins d’être pervers, les esclavagistes n’avaient pas intérêt à martyriser des esclaves qui étaient une partie de leur patrimoine – et pouvaient même l’agrandir en ayant des enfants. Dans le roman, si on fouette, on ne tue jamais. En revanche, on vend. On se débarrasse ainsi des gêneurs, et dans le même mouvement on menace du même sort ceux qui restent. Etre séparé de sa famille ou partir pour les plantations du Sud où l’espérance de vie est courte, voilà qui suffit à terroriser les esclaves et à limiter l’usage du fouet. La mort est pour celui qui frappe un blanc et viole ainsi le tabou sur lequel la société esclavagiste repose.
Et le tout, je le redis, avec une matter-of-factness désarmante. Juste l’actualisation paisible d’une idéologie qui fait du blanc le maitre du monde.

Dana, écrivaine exilée dans un monde où les noirs n’ont pas le droit d’apprendre à lire et à écrire, comprend que ses livres sur l’esclavage ne traduisent pas la réalité, que c’est plutôt ceux sur les camps de concentration qui le font. Car rien d’autre n’est comparable à une situation où des hommes et femmes n’ont aucun droit et sont la propriété d'un tiers qui peut en user à sa guise sans avoir de compte à rendre à quiconque. Rien d'autre ne peut rendre vraiment la dureté et la cruauté de la domination sans borne.
Et c’est encore plus vrai pour les femmes noires qui, en plus des avanies communes, sont à la disposition des pulsions sexuelles des hommes blancs qui n’hésitent pas à se servir, et sous la menace constante de la vengeance mal dirigée de femmes blanches bafouées dans leur propre maison. Et que dire des bâtards métis qui naissaient des viols ? Ils étaient le plus souvent vendus.

La moderne Dana comprend en vivant au milieu des esclaves qu’en dépit de ses lectures elle ne savait rien. Arrachée à sa vie propre pour servir les besoins d'un blanc comme le furent ses ancêtres, elle ne sortira pas indemne de son incroyable expérience et portera dans sa chair, tant physique que symbolique, les stigmates de sa vie d’esclave. Les USA les portent toujours aussi.

Bon alors, un nouvel éditeur, quand ? Ce texte fin et juste, superbement écrit par une maitresse de la SFFF dont la grand-mère fut esclave dans une plantation de canne à sucre, l’impose.

Kindred, Octavia Butler

Commentaires

Vert a dit…
Allez hop direct dans la wishlist (il y a UN exemplaire dans les bibliothèques de Paris, il est à la réserve et il est emprunté, hélas).
Gromovar a dit…
Tu ne seras pas déçu.
Lhisbei a dit…
Tu l'as lu en VO ou VF (je me méfie vraiment des traductions et là la traductrice c'est Nadine Gassié, traductrice des derniers S King :-/ )
Gromovar a dit…
VO mais je pense que c'est assez simple.