Le 8 mai (une date prophétique) 1941, Jesse Glenn Gray reçut dans le même paquet de courrier la notification de son titre de docteur en philosophie de l’université de Columbia et un avis d’incorporation à l’armée américaine avec le grade de deuxième classe. Il ne fut libéré de ses obligations militaires que le 28 octobre 1945, devenu sous-lieutenant et ayant passé un peu moins de deux ans sur le théâtre européen, notamment comme agent de contre-espionnage de terrain en Italie, en France, et en Allemagne. Gray fit donc la guerre avant d’avoir l’occasion d’enseigner.
Durant les années de conflit, il tint un journal. En 1959, 14 ans après son retour à la vie civile, Gray publia "
Au Combat" (titre anglais :
The Warriors, Reflections on Men in Battle). Les années d’apaisement et de réflexion, une année sabbatique passée en Allemagne qui lui donna l’occasion de converser avec quantité des protagonistes plus ou moins volontaires de la conflagration, lui permirent de se repencher sur ses carnets et ses souvenirs, de réexaminer ce qu’il avait gardé de l’expérience au prisme de la paix et d’une réalité moins chargée d’affects. Dans "
Au combat", la paix et la philosophie soumettent à la critique les carnets mais les carnets soumettent aussi à la critique la paix et la philosophie. C’est ce qui fait de ce livre un livre important, préfacé de manière élogieuse par une Hannah Arendt qui y retrouvait certaines de ses interrogations, et le distingue des Carnets de guerre d'Ersnt Jünger par exemple.
Descriptif, taxonomique même, dans son plan, Gray traite cinq thèmes principaux dans cinq chapitres centraux : « l’attrait persistant du combat », « l’amour : allié et adversaire de la guerre », « le soldat et la mort », « figures de l’ennemi », et « le tourment de la culpabilité ». A l’intérieur de chaque chapitre les manifestations de chacun des thèmes se succèdent, illustrées par l’expérience de l’auteur, éclairées par ses réflexions d’alors, et enrichies par celles des 15 années suivantes. Peu de connecteurs logiques, le projet est à l’exhaustivité en dépit des innombrables facettes si contradictoires de l’expérience de l’homme à la guerre. Gray livre au lecteur le résultat de ce qu’en sociologie on appellerait une observation participante, avec les qualités et les défauts de cette pratique : une qualité inégalable d’observation et de recueil dialogué associé à un manque cruel de quantification. Mon surmoi sociologique hurlait à la succession des « beaucoup », « peu », « plus », « moins », etc. mais il était époustouflé par la précision qualitative (je crois avoir rarement posé autant de signets) et l’évidente volonté d'énoncer les faits sans juger, sauf rares exceptions, les individus.
To make a long story short, Gray ne cache rien des horreurs de la guerre ou de la flétrissure morale qu’elle entraine. Il y revient régulièrement (et y consacre un chapitre entier de haute tenue). Mais il montre aussi que des hommes qui, dans leur immense majorité, n’étaient pas des monstres et n’étaient pas destiné à faire la guerre, l’ont faite sans beaucoup d’état d’âme.
Esthétique de la bataille, caractère « sublime » de la puissance destructrice d’une armée mécanisée, la guerre impressionne les sens et l’esprit.
La fraternité au combat, qui nait d’une dissolution du moi dans l’unité combattante sous l’effet du risque et des souffrances partagées, est le ciment qui interdit de fuir en laissant ses compagnons d’infortune se débrouiller (les poilus de 14 disaient quelque chose de similaire), ouvre la possibilité de se sacrifier (dans ce que Durkheim appellerait un suicide altruiste), explique que des hommes se fassent tuer en tentant d’aller récupérer des compagnons d’armes blessés.
La déshumanisation de l’Ennemi, construit plus comme un concept que comme une personne concrète, est un élément qui intervient aussi ; Gray explique d’ailleurs que les soldats au front ont moins de haine pour leurs ennemis réels que les civils à l’arrière qui, eux, n’en ont jamais vus. Tuer la plupart du temps sans haine (sauf en cas de guerre totalitaire - voir à la fin), c’est la routine de la guerre, permise par la distance moderne entre le tireur et sa cible, le caractère routinier de la discipline militaire, le transfert de responsabilité à l’échelon supérieur, la volonté réflexe de protéger ses frères d’armes, sans oublier le plus important sans doute : la certitude qu’en face l’autre a le même objectif et que sa propre survie dépend de la neutralisation de celui qui veut faire de même pour survivre lui-même.
Le chapitre le plus important peut-être est celui sur la culpabilité. Décrivant la culpabilité qui l’habite ou dont il fut témoin, Gray distingue culpabilité personnelle liée à ses propres actes et culpabilité politique qu’on peut ressentir pour n’avoir pas empêché le pire d’advenir. Mais là encore, Gray, parce qu’il sait de quoi il parle, explique que si certains peuvent agir pour répondre à l’appel de leur conscience, d’autres, pour mille raisons structurelles ou situationnelles, ne le peuvent pas. La responsabilité, pour le chrétien Gray, ne peut être que de nature métaphysique. Elle revient à tenter de répondre à la question forcément extérieure : « Qu’as tu fait relativement à ce que tu aurais pu faire ? » et à ne pas s’arranger avec soi-même, comme le préconise la psychologie, ce qui est trop facile. Elle implique de faire son possible, dans les zones grises où le choix moral n’est pas évident, pour tenter d'obéir à ce que dicte sa conscience afin ne pas se perdre totalement à soi-même. Même au prix de sa propre vie le cas échéant. Mais dans le même temps : « Les occasions de se montrer humain sont ordinairement assez nombreuses dans les zones de combat, mais la liberté du soldat y est pressée de toutes parts. Cela revient à se mouvoir en étant suspendu à un rail ». Autant pour les donneurs de leçon de l’arrière ; pour Gray, un soldat qui tente d’humaniser ce qu’il peut là où il est est plus utile qu’un objecteur de conscience qui se drape dans le confort de ne pas avoir les mains sales. Quant à ceux qui ne parviennent pas à entendre ou à répondre à l’appel de leur conscience au combat, ceux-ci, nombreux, se réfugient souvent dans la croyance en la négation de leur liberté sous l’empire de la nécessité.
L’ensemble est passionnant tant par son exhaustivité que par la neutralité bienveillante que met Gray à raconter ce qu’il a vu et entendu et quelle part d’humanité subsistait même dans les moments les plus cruels. Parce qu’il y a été (Payback, dans
Full Metal Jacket, dirait de lui qu'il a le regard à l'horizon de ceux qui ont connu le merdier), parce qu’il a vu comment la guerre transforme l’homme (et mithridatise tant de soldats), parce qu’il a vu les contraintes proprement énormes qu’elle exerce sur l’individu, Gray ne peut pas tenir le discours des moralistes de terrasse qui expliquent doctement devant un martini et des olives qu’il aurait fallu ou ne pas fallu, que c’est bien ou que c’est mal, qu’il y a « nous », les bons – martinis en main –, et « eux », les mauvais qui firent au combat ce qui ne se fait pas ailleurs.
Au combat, Jesse Glenn Gray
PS : En lisant le livre, on tombe sur une description de la haine totalitaire et de ses effets. Difficile de ne pas lier cette description aux développements actuels.
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