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Lovecraft Country - Matt Ruff - Excès d'indignité


"Lovecraft Country", de Matt Ruff, est un roman étrange. Moins par son contenu que par les motivations qui ont conduit à l’écrire, celles qu’on comprend et celles qu’on ne peut que supposer. Mais, Victor Hugo l’écrivait : « La forme, c'est du fond qui est remonté à la surface », le roman, intéressant et plutôt plaisant, pâtit donc un peu d’être le lieu d’une envie si contente d’être développée qu’elle ne prend pas la peine de le faire vraiment (même moi je ne comprends pas complètement ce que je veux dire).

"Lovecraft Country" est un roman qui veut transporter son lecteur dans l’Amérique raciste des années 50, celles des lois Jim Crow. Et il le fait très bien.

Les héros du roman sont les membres de deux sympathiques familles de nègres américains (Note : j’utiliserai volontairement dans cette chro. ce terme insultant car c’est celui qui est utilisé dans le livre - étant celui qu’utilisaient les blancs à l’époque - et qu’il exprime bien l’insulte permanente faite à toute une population et qu'il est donc au cœur du sujet de Matt Ruff) propulsées à leur corps défendant au milieu de la lutte à mort pour le contrôle d’une très ancienne organisation de magiciens (blancs bien sûr, dont beaucoup de descendants d’esclavagistes) : L’Ordre Adamite de l’Aube Ancienne. Ils entraînent à leur suite le lecteur dans l’Amérique d’avant les droits civiques. Et ils font ça bien, même si on peut imaginer qu’ils s’en passeraient volontiers.

C’est donc avec Atticus, vétéran de la Guerre de Corée et fan de SFFF, son oncle George, et son amie Letitai que le lecteur s’embarque dans une vieille Panhard à la recherche de Montrose, le père d’Atticus parti sur la trace des origines de sa mère. Avec eux, qui planifient leur trajet à travers les USA comme s’ils voyageaient dans un pays en guerre, on voit donc les humiliations continuelles, l’insécurité constante, le harcèlement policier, les jugements iniques, le risque d’être abattu sous un prétexte futile, les lieux officiellement ségrégués, les quartiers séparés, les toilettes séparées, les banquettes séparées, les tables séparées, les vies non seulement séparées, sous peine de mort, mais aussi hiérarchisées, etc. On y voit la résignation de beaucoup des nègres qui préfèrent une mauvaise tranquillité à une juste revendication d’égalité ; qui savent aussi qu’ouvrir trop la bouche (et le « trop » est vite atteint) risque de les mener tout droit à leur tombe. On y voit aussi les Sundown town, voire Sundown county. On y découvre avec effarement, quand on ne connaissait pas ceux-ci, les Guide de Voyage Sûr pour les Nègres. On y raconte les émeutes de Tulsa. On y calcule la dette des esclavagistes avec une honnêteté telle qu’on en soustrait les repas gratuits pris chez le maitre.

Tout ceci est utile et intéressant. A fortiori aujourd’hui où le mot racisme est si galvaudé, et où on a oublié ce qu’est un racisme institutionnel et porté par une majorité de la population. Le truc narratif le plus brillant imho est le récit où Ruby, une femme nègre de la famille, est changée en blanche par l’un des magiciens en conflit et découvre alors tout ce qui lui devient accessible, tout ce qui lui serait possible si elle était de la bonne couleur. Même l’identité patronymique change, Ruby devient Hillary (Levitt l’avait montré dans Freakonomics : aux USA les prénoms sont racialement marqués, et ils le sont de plus en plus). On remarque enfin à ce moment-là qu’être femme est aussi un statut d’infériorité, même si la domination masculine, surtout paternaliste, est bien plus facile à supporter que la violente domination blanche.

Non content de rafraichir la mémoire historique du lecteur, Ruff joue aussi avec lui. Le titre évoque Lovecraft mais ni l’homme ni ses créations ne sont là. Le roman est fantastique, il y est question de magie, mais pas du mythe de Cthulhu. Les références sont continuelles mais lassent vite. Trop évidentes, trop là pour être là. Ce n’est donc que le racisme de Lovecraft qui serait entre les pages du roman, le nom du maitre de Providence résumant à soi-seul toutes les avanies subies par les nègres, comme celui de Jim Crow le faisait précédemment. Que ce livre soit publié peu après la polémique sur le buste d’HPL au World Fantasy Award ne peut être fortuit, « no such thing as coïncidence ».
Ruff a écrit qu’il avait été inspiré par l’essai de Pam Nole, Shame, qui exprime la difficulté à être une femme nègre qui aime la SFFF.  Sa sincérité n’est pas mise en doute, encore moins celle de Pam Noles ni les préjudices qu’elle a pu subir. En revanche pourquoi impliquer Lovecraft – dont tout le monde sait bien qu’il était raciste – dans cette affaire ? Pourquoi lui seul ? Va savoir.

Aussi, à l’arrivée, on a un roman qui est un assemblage de novellas plus ou moins réussies, liées par leurs personnages et un fil rouge, la lutte pour L’Ordre Adamite de l’Aube Ancienne. On y voit une famille nègre digne et courageuse affronter sans même l’avoir voulu une ancienne organisation présente dans de nombreuses villes et dirigée par des notables blancs (une forme de KKK donc) dans l’Amérique hostile des 50’s. L'ordre récurrent des histoires de Lovecraft est renversé : les héros sont des nègres et les cultistes des blancs, le Mal ne vient donc pas de ces étrangers aux traits grossiers que Lovecraft n'aimaient pas, il est dans les vieilles familles.
Le thème historique est passionnant, l’habillage fantastique presque superflu. Et surtout, si l’intérêt culturel existe, le trait est parfois un peu forcé, et la tension rarement suffisante. On dirait que Ruff, content de son sujet, a un peu négligé son traitement, d’autant que la bonhommie affirmée de la famille en interne ne se mixe que moyennement au reste du contexte. Le roman est donc agréable à lire mais il lui manque toujours quelque chose. Il n’est pas tout à fait assez drôle, ni assez complexe, ni assez effrayant, ni assez émouvant. Toujours un cran en dessous de l’excitation véritable. Le style est pulp, manque le thrill. Ou alors il faut être américain et donc plus directement concerné.

Lovecraft Country, Matt Ruff

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