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14-18 Facteur pour femmes - Superbe BD

"Facteurs pour femmes" est un album de BD one-shot qui en est à sa troisième édition en peu de temps et c’est amplement justifié. Qu’on en juge !

Juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo. Tout ça semble aussi lointain qu’exotique aux habitants mâles d’une petite ile bretonne, majoritairement paysans et pêcheurs, sans oublier l’instituteur/maire, le prêtre et un facteur. Tout ce monde partira début août, quand la mobilisation générale sera déclarée. Tous les hommes adultes partiront, facteur compris, sauf le jeune Maël, réformé en raison de son pied-bot. Ne restent plus sur l’ile que les enfants, les vieillards, un infirme…et les femmes.

Maël, nommé facteur remplaçant par le maire remplaçant parce qu’il sait lire et qu’il a un vélo, saute sur cette occasion unique de quitter régulièrement la ferme paternelle pour faire la tournée de l’ile. Outre la confiance qu’on lui accorde et les responsabilités qu’on lui octroie pour la première fois de sa vie, cette charge lui permet d’échapper un peu à l’environnement immédiat de son père, un alcoolique violent qui le hait et le brime. Il va vite comprendre qu’être le seul homme adulte dans un monde de femmes présente bien d’autres avantages.

Maël, l’infirme, le moqué, le brimé, le sans ami, le sans femme, le puceau solitaire appelé à le rester, devient, au long d’une guerre qui devait être brève et qui n’en finit pas, un homme important. Il est celui qui apporte aux femmes le réconfort moral du lien épistolaire avec l’être aimé puis, le temps passant, celui qui leur apporte le plaisir physique et l’attention aimante dont la guerre les privait. Gagnant/gagnant. A priori. Mais quelle est l’honnêteté et la fiabilité des uns et des autres dans cet échange? L’histoire le raconte. Il suffit de lire l’album.

"Facteur pour femmes" est une superbe BD. Peinte dans un style qui combine contours précis et détails intérieurs qui ne le sont pas, on y voit de très beaux décors et des personnages qui évoquent des santons peints, ici des santons de Bretagne, dans un décor doux et lumineux.

Et quelle histoire !

Les personnages sont riches. Nul n’est tout blanc ou tout noir, loin de là. Chacun donne à l’autre, tout en prenant pour lui-même. Chacun sait taire ce qui ne doit pas être dit. Chacun manipule ce qui doit l’être pour parvenir à ses fins ou protéger ses secrets. Chacun est tendre et bon et mauvais et dur, tout à la fois. Tout dépend du moment ou des raisons : frustration, tendresse, revanche, gentillesse, ennui...

Le contexte breton est détaillé, comme les effets de la Grande Guerre. On voit une société patriarcale où les mariages arrangés sont la norme, où les filles sont souvent mariées à des hommes plus vieux qu’elles pourvu qu’ils soient bien dotés en terres. On arpente une communauté dans laquelle la répression sexuelle, encouragée par une église omnipotente, est intense, et dans laquelle le contrôle social est si fort qu’une jeune fille pense qu’elle se libèrera en devenant ouvrière de conserverie, pourvu que ce soit loin de l’ile.  On voit des femmes qui doivent, en l’absence des hommes, prendre leur part de la vie sociale et de la production, première étape d’un mouvement inéluctable vers l’égalité. On voit aussi comment les habitudes prises pendant le conflit seront difficile à perdre en 1918, quand les hommes reviendront dans un monde qui s’était fait à leur absence (lire le très bon essai Le poids de la guerre de Dominique Fouchard).

Et il y la guerre, omniprésente dans les lettres. La guerre, tellement incroyable que Maël commence par croire que les soldats exagèrent avant d’être ébranlé par la concordance des témoignages, tellement folle qu’on y fusille en 1917 des iliens sans motif valable, tellement longue que les femmes (bien aidées par Maël) semblent se détacher progressivement de leurs hommes, tellement lointaine pour le jeune homme a qui elle avait offert quatre ans de bonne chère, de sexe, et de plaisir, qu’il ne peut se résoudre au retour à la « normale », à l’avant 14, à sa place de vilain petit canard.

L’album trouve sa conclusion quarante ans après la guerre, quand les derniers secrets seront dévoilés, à la fille prodigue d’une des femmes de l’ile en même temps qu’au lecteur qui s’en étonnera.

Sensible, fin, sensuel, riche en subtilités, "Facteur pour femmes", qui explore les besoins, les grandeurs et les bassesses de l’âme humaine, est un très bon récit qui n’oublie pas d’être joliment mis en images. Une lecture indispensable avant que la troisième édition ne soit elle aussi épuisée.

Facteur pour femmes, Quella-Guyot, Morice

Commentaires

Itzamna a dit…
Ce titre vient de rejoindre ma PAL : je suis très curieuse.
Gromovar a dit…
C'est un très bel album. Bonne lecture :)
Efelle a dit…
Intéressant mais il faudra que je l'ai en main car je coince un pas sur la couverture, notamment sur le visage du personnage.
Gromovar a dit…
Je trouve ça très joli mais c'est vrai que c'est très naïf comme style. Ca me fait vraiment penser aux crèches provençales.
shaya a dit…
Le dessin me plaît moyennement mais l'histoire a l'air vraiment chouette, je le note pour le feuilleter lors de mon prochain passage en librairie !
Gromovar a dit…
L'histoire est très chouette, je confirme.
MqlSz a dit…
Je viens de la lire. Histoire sympa en effet. J'ignorais qu'il s'agissait d'une troisième édition et croyais que ça venait juste de sortir.
Gromovar a dit…
C'est régulièrement épuisé et réédité.
Dionysos a dit…
Il me disait déjà beaucoup, mais si tu l'encenses en plus... :)
Vert a dit…
Je note la référence pour l'emprunter en bibliothèque ^^
Gromovar a dit…
Bien t'en prendra.
Lorhkan a dit…
Pareil, ce sera sans doute bibliothèque pour moi.
En tant que Breton, ce serait dommage de passer à côté ! ;)
Gromovar a dit…
Tu y verras comme les Bretons sont rusés et les Bretonnes accueillantes (et plus rusées encore).