Le dernier ouvrage de l’anthropologue Frances Larson est à la fois fascinant et un peu décevant.
Dans "
Severed", Larson, inspirée par les têtes réduites Shuar qu’elle a côtoyées au
Pitt Rivers Museum d’Oxford, se lance dans une histoire des têtes coupées et une réflexion à leur propos. Sujet hypnotisant s’il en est, mais sujet embrassé peut-être trop largement par Larson. Il manque à son ouvrage une question directrice, et on a très clairement l’impression que, si Larson a un terrain, il lui manque un sujet.
Ceci dit et regretté, le livre de Larson, par l’énormité de son terrain même, est très souvent intéressant.
Les têtes coupées donc. Fascinantes autant par leur mode de production (décapiter un mort ou un vivant, ce qui n’est guère aimable ni ragoutant, parfois ensuite « traiter » la tête, c’est à dire la réduire ou la nettoyer pour en faire un beau crane bien blanc, voire la
dissecter ou la
plastiner) que par la symbolique qui leur est attachée (partie du corps qui porte cette face que nos neurones miroirs sont programmés pour rechercher, trace indiscutable d’une personne et simultanément simple objet après traitement, unique partie du corps qui est considérée comme la personne elle-même, la partie étant alors le véhicule du tout).
Sur les têtes coupées, Larson dit tout ce qu’on peut dire, en commençant par le destin vagabond de la tête de Cromwell, symptomatique pour Larson de tout ce que peut connaître une tête après la mort de son porteur. Le plus intéressant dans ce cabinet de curiosités est sûrement ce qu’elle pointe elle-même dans sa conclusion : le détachement (sans jeu de mot) qu’il faut y mettre et qui est facilité par la distance existant entre soi-même et le possesseur original de la tête coupée.
Cette distance peut tenir à un « racisme » ethnique, social, ou moral. Elle en est souvent une manifestation éclatante.
Racisme ethnique et presque innocent dans son évidence d’abord. Les Occidentaux collectionnèrent les têtes réduites au XIXème siècle (et, de manière amusante, ils initièrent involontairement la production de masse de ces « objets » auxquels ils ne comprenaient rien, l’offre s’efforçant toujours de répondre à la demande). L’armée américaine organisa la collecte de cranes d’Indiens d’Amérique, durant les Guerres indiennes, dans un souci scientifique de classification et de catégorisation. Les chercheurs occidentaux au XIXème siècle réunirent des collections de milliers de cranes dans le but de classifier ces « races » qu’ils contribuaient à créer par leur approche nominaliste ; et, amusant là aussi, beaucoup de ces chercheurs arrangeaient leur choix de spécimens dans le but de valider leurs thèses suprématistes.
Racisme social ensuite, presque tout aussi évident. Les spécimens utilisés par chercheurs et médecins étaient en général issus des classes populaires ou sous-prolétariennes (même si certains anatomistes disséquèrent leurs proches, et si des clubs « d'échanges de cranes » existèrent), et ils étaient parfois (mais pas toujours) collectés de manière fort rocambolesque et fort peu respectueuse. Qu'importe. Dans l'esprit des collecteurs, les droits humains étaient à géométrie variable. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à voir cet
East End où on laissait vivre les classes laborieuses.
Dans les deux cas, la mode phrénologique était passée par là. Elle satisfaisait, comme l’écrit Larson, les classes en ascension sociale qui n’avait que leur intelligence comme richesse et voulait donc la naturaliser, et un Occident qui commençait à dominer le monde et voulait aussi y voir le résultat d’une forme biologique de prédestination.
Jared Diamond ne s'était pas encore penché sur la question.
Racisme moral enfin. Des soldats collectèrent des cranes sur les champ de bataille (Guerre du Pacifique par exemple) et s’en servirent comme décoration. L’ennemi était alors déshumanisé, condition presque
sine que non de la guerre totale et seule chance d'y conserver un peu de santé mentale en dissociant dans son esprit le civil d'avant et le soldat du moment. Des organisations terroristes décapitent aujourd’hui (dans un souci de médiatisation maximale) ceux qu’ils considèrent comme mécréants, croisés ou apostats, moins qu’humains en tout cas. Même traitement « médiatique » pour les traitres au royaume dont on plantait les têtes sur des piques au portes des villes anglaises ou sur le Pont de Londres (tant de têtes à Londres qu’il y avait une charge de gestionnaire des têtes), ou pour les guillotinés (châtiment supposé à la fois moins cruel - bien loin en tout cas de la cruauté voulue décrite par Foucault au début de
Surveiller et Punir - et plus démocratique que tout ce qui précédait) en France qu’on exécutait en public, dont on montrait la tête à la foule nombreuse et qu’on immortalisait par une gravure. Dans tous les cas, la bête est morte, la foule soulagée ou rassasiée (la dernière exécution publique en France date de 1939, voir
Le roi des aulnes de Tournier).
La distance peut aussi venir de la sainteté affirmée du porteur de la tête et donc du caractère sacré qu’on attribue à cette relique qu’il laisse bien involontairement. La tête d’Oliver Punkett, maintenant saint irlandais, est depuis l’origine bien plus célèbre que l’homme Punkett ne le fut.
La distance enfin des médecins et étudiants, peut venir de la nécessité, et elle est créée, après le choc de l’initiation, par le rituel préparatoire et le fait de circonscrire l’acte dans un lieu dédié en portant une tenue qui ne l’est pas moins. L’anthropologie judiciaire explique de la même manière la transformation quotidienne de l’homme en juge.
Enfin, exception à tout ce qui vient d’être écrit, l’admiration peut aussi motiver la captation de tête. Un nommé Rosembaum se procura ainsi la tête de Haydn et celle de l’actrice Elizabeth Roose.
Tout ceci est intéressant, choquant, étonnant, inspirant même. Dommage qu'il y manque un motif de fond (hormis la distance) ; les chapitres se succèdent, plus ou moins intéressants selon ses propres centres d'intérêt et, en dépit ou en raison de la masse des références, sont parfois affligés de vagabondage intellectuel.
Severed, Frances Larson
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