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L’Arabe du futur", c’est la BD autobiographique (imposante et non encore terminée) du bédéaste et cinéaste franco-syrien
Riad Sattouf. C’est la jolie histoire d’une enfance au Moyen-Orient et d’une relation père/fils. C’est aussi et surtout
imho un exercice d’honnêteté intellectuelle qui fait honneur à son auteur.
Le petit Riad nait en 1978 de l’union d’Abdel-Razak et de Clémentine, tous deux étudiants à Paris dans les années 70. Lui est syrien, elle bretonne, ils s’unissent et, de là, partageront vie et pérégrinations. Leur amour trouvera une matérialisation en 1978 dans la personne de Riad, blond comme les blés et bouclé comme l’amie des Trois Ours. Après sa thèse en histoire contemporaine, Abdel-Razak postulera dans diverses universités avant d’opter pour celle de Tripoli en Lybie, où la famille s’installe en 1980. Pas si mal finalement pour ce fervent du panarabisme, convaincu que l’éducation de masse des Arabes permettra de les sortir de l’obscurantisme et d’engager ces peuples, de manière autoritaire si nécessaire, sur la voie d’une modernité qui leur donnerait enfin la place qui leur est due sur l’échiquier international (
Lawrence d’Arabie avait promis la même chose si mes souvenirs sont bons). Ce premier séjour en Lybie puis l’installation plus durable de la famille en Syrie, le pays de l’enfance d’Abdel-razak, lui permettra de confronter son idéal aux faits. Question autoritarisme, il ne manqua rien. C’est la gestation de l’Arabe du futur qui sembla être beaucoup plus longue que prévue.
Sattouf aurait pu broder un récit politique sur cette histoire, entre Khadafi, El-Assad (Hafez, le père, maison fondée en 1970), Israël, giscardisme et pompidolisme. Mais c’est son regard d’enfant, ses souvenirs bruts, que Sattouf décide de mettre en scène. C’est donc à travers les yeux d’un enfant que le lecteur parcourt la Lybie « populaire et socialiste », aussi démocratique que l’étaient les républiques du même nom (ce qui n’est pas peu dire), et la Syrie baasiste, « laïque » mais pas trop (il ne fait pas exagérer). Ce que voit Riad, ce qu’il raconte des décennies plus tard, ce n’est pas la grande Histoire, ce sont les petites choses qui se voient à hauteur d’enfant. Ces petites choses, sur lesquels il ne porte aucun jugement car ce sont celles, naturelles, de sa vie, mais qui parlent de manière éloquente au lecteur qui sait dépasser l’anecdote.
Unissant toutes ces petites choses, il y a la famille, omniprésente dans la ruralité syrienne, l’école, avec ses instituteurs - aussi brutaux que terrifiants - qui enseignent essentiellement l’hymne syrien et le Coran (!), et surtout l’amour indéfectible de ses parents pour lui. Sa mère bien sûr, protectrice, effacée, dont on se dit qu’elle a bien de la patience au vu de la dure vie d’expatriée que lui fait vivre un mari qui essaie néanmoins toujours d’adoucir son exil en lui procurant les petites joies qu’il peut. Mais aussi son père, plein de grandes ambitions - pour son fils comme pour les Arabes, qui veut le meilleur pour Riad, en faire un médecin, un de ces Arabes du futur dont il espère l’avènement prochain. Un père qui est au centre du récit, géant, héros, aux yeux du si petit Riad. Un père qui fait contre mauvaise fortune bon cœur en Lybie, un père qui essaie, si maladroitement que c’en est touchant, de réseauter dans la haute société syrienne au bénéfice de lui-même et de sa famille, un père qui ne perd jamais le moral même s’il est si difficile d’être écartelé entre deux cultures qui imposent des normes aussi absolument différentes et d’avaler les couleuvres de révolutions arabes bien moins reluisantes que l’image qu’elles projettent.
Car, venons-en à l’honnêteté intellectuelle, Riad raconte. Il raconte les maisons bancales de Lybie puis de Syrie, les distributions de nourriture communautaire gratuite qui sentent plus la pénurie que l’abondance, les terrains vagues et les décharges publiques. Il raconte le marché noir et la contrebande qui permettent seuls d’avoir un peu du confort que les institutions ne parviennent pas à fournir. Il raconte les ersatz : chaussures en plastique ou cartable en carton. Il raconte le culte de la personnalité, sans oublier les hilarantes « élections ». Il raconte les difficultés d’intégration de son père à une nouvelle société syrienne qui n’a plus besoin de lui. Il raconte les mesquineries familiales alors que tous n’ont que la famille à la bouche.
Il raconte surtout des sociétés traditionnelles (hors des villes et des élites donc, soit un pourcentage énorme de la population) incroyablement violentes, cruelles, agressives. Des sociétés dans lesquelles un antisémitisme (et pas un antisionisme) névrotique, est encouragé et valorisé (les enfants jouent à tuer des juifs dans la cour de l’école ou décapitent des petits soldats juifs dans leur chambre). Des sociétés machistes, sexistes, profondément inégalitaires, dans lesquelles le concept de « crime d’honneur » fait sens. Des sociétés dans lesquelles il semble n’y avoir ni amour ni douceur ni compassion, hormis au sein de la famille – admirable grand mère de Riad, non moins admirable demi-tante. Des sociétés où semblent n’importer que l’honneur et la réputation. Des sociétés donc, archaïques et arriérées, dans lesquelles il ne fait pas bon vivre. Des sociétés dans lesquelles l’Arabe du futur n’est pas encore né, où le fantôme de Sherif Ali tuant pour le puits de sa tribu est encore visible.
Pour cette explication, pour cette honnêteté, et pour la limpidité de la narration, chapeau bas à Riad Sattouf
L’Arabe du futur, t 1 et 2, Riad Sattouf
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