Que ferait l’Humanité si elle était sûre d’être anéantie dans quatre siècles ? C’est la question angoissante que pose "
The Dark Forest", le roman de Cixin Liu qui fait suite à l’exaltant
The Three-Body Problem.
La flotte trisolaranne est en route pour la Terre. Son objectif, connu, est d’éradiquer la race humaine pour faire de la place à l’invasive race trisolaranne en quête d’une planète où vivre. Etant donnée son accélération, elle arrivera dans 450 ans environ.
Dépassée technologiquement, espionnée dans toutes ses conversations, bloquée dans sa progression scientifique par l’action des sophons de Trisolar, la race humaine semble en effet condamnée. Reste un unique et maigre espoir. S’ils peuvent tout voir et tout savoir, les trisolariens ne peuvent pas lire les pensées, ils ne comprennent même pas vraiment la différence entre le penser et le dire. Jouant le tout pour le tout, l’ONU se saisit de cette seule opportunité de résistance et lance le projet Wallfacer. Quatre
wallfacers soigneusement choisis sont désignés pour élaborer dans le secret de leur esprit une stratégie conduisant à la victoire. Ils auront accès à d’immenses ressources sans jamais avoir à justifier de leur usage. Ils devront, seuls, préparer la Terre à vaincre, en cachant à tous l’objectif réel de leurs préparatifs stratégiques. Une tâche presque inimaginable.
"
The Dark Forest" est assurément le roman très noir qu’indique son titre. Cixin Liu y interroge dans toutes les directions la réaction d’un peuple qui se sait condamné. Il y propose aussi sa solution, déprimante, au paradoxe de Fermi.
La narration du roman gravite autour des actions des quatre
wallfacers : Fréderick Tyler, ancien secrétaire US à la défense, Manuel Rey Diaz, président bolivarien du Venezuela, Bill Hines, scientifique spécialiste du cerveau et politique européen, et enfin l’outsider Luo Ji, astronome chinois, fondateur et unique pratiquant de la « sociologie cosmique ». Le lecteur suit ces quatre hommes, certains – miracle de l’hibernation – sur plusieurs siècles, sans savoir plus que quiconque quelles sont leurs intentions véritables. Il suit aussi le destin exceptionnel de Zhang Baihai, commissaire politique de la flotte chinoise, reversé dans la flotte spatiale naissante, homme de devoir et de conviction qui orientera une partie importante de l’évolution humaine durant la crise en faisant sienne la nécessité de changer de morale. Il retrouve enfin le truculent Da Shi, vu dans le tome précédent. Les autres personnages font le boulot, sans plus.
Autour des « héros », le monde, atterré, sombre dans une profonde dépression. Le défaitisme y devient dominant, au point que l’escapisme, forme ultime de celui-ci, est formellement mis hors la loi par la communauté internationale. De leur côté, les
wallfacers travaillent, engloutissant d’énormes ressources dans des projets pharaoniques censés conduire à la victoire. Ils poussent à bout, sans considération de coût, l’application des connaissances existantes, le blocage scientifique imposé par les trisolariens empêchant de nouvelles découvertes fondamentales. Plus précisément, trois des
wallfacers travaillent. Luo Ji, lui, égocentrique et vain, ne fait pas grand chose. Et les trisolariens sont chaque jour plus proches, avec leur technologie supérieure et leur volonté implacable. L’Humanité parviendra-t-elle à sauver sa peau, et si oui, à quel prix ?
Etonnamment, ce roman de SF qui manie aussi bien l'intime que le (très) grand spectacle peut se lire comme un traité d’économie.
On y rencontre le dilemme classique entre consommation et investissement que rend encore plus sévère l’engagement dans une course aux armements – l’URSS y a perdu son existence même, l’IDS ayant été le dernier clou du cercueil soviétique.
On s'y pose implicitement à plusieurs reprises la question du taux d'actualisation de l'avenir qui traverse les débats environnementaux actuels.
On y apprend que, ruinée par l’effort de défense et les bouleversements écologiques, la Terre traversera le Grand Ravin, une version premium de la
Grande Dépression, un temps de tribulations et de malheur qui engloutira une bonne partie de l’Humanité.
On y voit les effets de la Révolution mondiale qui suivra les décennies noires, engendrant une Nouvelle Renaissance que la meilleure volonté politique n’aurait pu rendre possible sans la réduction drastique de la population qui l’avait précédée ; on oublie toujours que la taille de la population est l’un des termes des équations environnementales.
On y découvre comment l’exaltation remplace la dépression quand est mise en place en place une société post-rareté sur les ruines du monde ancien, jusqu’au déni de la menace et à l'expression d'un optimisme que rien ne justifie hormis un
wishfulk thinking puéril.
On y voit le
paradoxe de Fermi trouver sa réponse via les axiomes de la sociologie cosmique : « la survie est l’objectif premier de toute civilisation » et « les civilisations ne cessent de grandir et de s’étendre alors que la matière totale dans l’univers reste constante ». Dans la version cosmique du
dilemme du prisonnier, les solutions sous-optimales que prévoient la théorie des jeux sont celles qui sont mises en œuvre. C’est vrai entre civilisations. C’est vrai à plus petite échelle pour le petit groupe des vaisseaux perdus de la flotte humaine en route vers l’inconnu. L'homme cosmique doit être une nouvelle espèce d'homme ou ne pas être.
Beaucoup de pistes, beaucoup de questions, "
The Dark forest" est sans conteste un roman riche. Il est, ceci dit, un peu moins palpitant que
The Three-Body Problem. La malédiction des tomes centraux, dans lesquels le monde est révélé mais la conclusion pas encore imaginable, peut-être. La faute aussi sans doute à l’histoire d’amour de Luo Ji, un chemin de traverse certainement trop long dans ses deux manifestations, qui rappelle par ses incessants détours hors du récit principal les pérégrinations d’Ozzie Isaacs sur les chemins des Silfen dans
L’étoile de Pandore. Ajoutons que le branlo Luo Ji est loin d'avoir la profondeur et le charisme de Ye "
Three-Body" Wenjie. Enfin, la longue échelle de temps du récit et le saut temporel en cours de roman posent le même problème que dans
Seveneves, celui d’une rupture des fils narratifs, même si beaucoup des personnages principaux font la transition avec le lecteur, ce qui n’était pas le cas dans le roman de Stephenson.
Ces bémols posés, "
The Dark Forest" est un bon roman, intelligent, foisonnant, dont je ne peux qu’effleurer la richesse sous peine de spoiler gravement par inadvertance. Disons seulement que s’il se termine sur la résolution satisfaisante d’une crise, le pire est sans doute à venir. Pyrrhus avant Luo Ji en avait fait l’expérience à ses dépens.
The Dark Forest, Cixin Liu
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