The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

De l'insinuation efficace

Milan, 1992. Colonna, un lettré encalminé depuis longtemps dans des voies de garage, est contacté par un nommé Simei qui lui propose une forte somme d’argent pour servir de « biographe » officieux à un journal en cours de création, « Domani : ieri », journal dont Simei veut qu’il soit un quotidien qui ressemble à un hebdomadaire, mêlant volontairement actualité et inactualité.

Six journalistes en tout – pas des premiers couteaux – plus Colonna en garde-chiourme stylistique et Simei en nonce du commanditaire,  l’homme d’affaire Vimercate – qui rappelle furieusement le Berlusconi d’alors, d’avant l’entrée en politique. Leur mission, pendant un an : produire douze numéros zéro pour voir ce que pourrait donner le journal. Officiellement. En réalité, et ça seul Simei et Colonna le savent, le journal n’existera probablement jamais. Ce que veut Vimercate, c’est se doter d’une arme utilisable pour faire pression sur les milieux politiques et économiques. Si celle-ci est assez dissuasive, il ne sera jamais nécessaire de l’utiliser. Quoique… On ne sait jamais…

Les journalistes de « Domani : ieri » s’attellent, inconscients, à leur tâche bien peu ragoutante. Mais l’affaire dérape quand l’un des six, Braggadocio (Vantard en anglais italianisé, et sans doute Eco lui-même s’auto-citant en spécialiste du conspirationnisme), se met en tête de dévoiler un très vieux secret qu’il aurait découvert, source d’un complot – réel ? - dont il est convaincu qu’il structure l’histoire italienne depuis cinquante ans.

Sur cette trame double, Eco brode un roman court et assez peu développé. Personnages silhouettes, situations à résolution rapide, "Numéro Zéro" se trouve quelque part entre le roman court, la fable, et l’essai romancé. Ce n’est pas le texte le plus littéraire d’Eco, presque un documentaire imaginaire sur certaines dérives italiennes ou globales. Car ce à quoi le vieux sémiologue italien convie, parfois sèchement, le lecteur, c’est à une réflexion sur les relation entre presse et pouvoir, la passion complotiste, l’état de l’Italie et de la démocratie. Il le fait de manière explicite, peut-être trop par moments.

Presse et pouvoir. La presse comme quatrième pouvoir. Ou la presse au service des puissants. Finalement est-ce si différent ? Ici il y a un commanditaire avec un agenda ; parfois c’est la certitude vertueuse d’une rédaction qui en fait office (la courte chronique consternée de l’Express est amusante de ce point de vue, illustrant la haute opinion que la profession se fait d’elle-même et la présomption de pureté qu’elle estime lui être due).
Eco décrit par le menu et par la bouche de Simei, lors des obscènes conférences de rédaction de « Domani : ieri », les techniques à utiliser. Deux objectifs : créer une ambiance, un bruit de fond populiste, qui pourront être utilisés pour atteindre des objectifs politiques (créer Forza Italia par exemple), et insinuer pour diffamer, afin d’éliminer des adversaires politiques tout en gardant les meilleurs rapports avec ceux dont on veut se faire des alliés.

Pour cela, plusieurs méthodes simples.
Regrouper, par des titres bien choisis, des évènements proches dans le fond même s’ils sont très éloignés dans le temps pour accréditer l’idée que tel ou tel phénomène est constamment à l’œuvre. Insinuer sans dénoncer afin de laisser au lecteur le soin de tirer lui-même les conclusions qu’on lui aura balisées. Brouiller la frontière entre fait et opinion. Utiliser le micro-trottoir bien balancé pour faire dire à l’homme de la rue ce que veut dire la rédaction. Noyer les faits qu’on veut minimiser dans un salmigondis de faits triviaux ou croustillants. Etc.
Le tout fondé sur un profond mépris du lecteur auquel on doit s’adresser dans la langue simple qu’il comprend, même lorsque cela signifie utiliser incorrectement une expression idiomatique si c’est ce que fait la majorité du lectorat, ou s’intéresser aux choses uniquement sous l’angle auquel celui-ci s’y intéresse, même s’il est trivial ou absurde. Et peu de culture, seulement, à la limite, le livre dont tout le monde parle.

Si Eco n’est pas tendre avec la presse, il ne l’est guère plus avec le public, italien en l’occurrence (mais le français vaut-il mieux ?). Celui-ci ne cesse d’oublier, de passer à la suite, ne fait jamais le lien entre des éléments pourtant connus. Complice inconscient de sa propre désinformation, il facilite ainsi le travail de ceux qui lui mentent par déformation ou omission sans même le besoin d’être talentueux pour ce faire.

Enfin, c’est à une histoire secrète de l’Italie que s’attaque Eco sous l’angle du complotisme. Braggadocio met en relation quantité d’éléments qui vont de la mort de Mussolini à la loge P2 et de l’organisation Gladio aux attentats de la stratégie de la tension des années de plomb en passant par les assassinats de Falcone ou d’Aldo Moro par exemple. Pour Braggadocio tout est lié. Comme tout bon complotiste, il relie entre eux des multitudes d’évènements pour dessiner des chaines de causalité qui lui paraissent éclairer le tout d’une cohérence indiscutable.

Mêlant vrai et faux dans son roman comme le font les journalistes qu’il décrit, insinuant comme ils le font eux-mêmes, Eco met en lumière tant les mécanismes de la désinformation et du complotisme que la facilité avec laquelle ils sèment doute et diversion dans l’esprit des citoyens. D’ailleurs peut-on encore parler de citoyens ? Colonna en doute à la fin, quand il remarque avec dépit que la dissimulation est de moins en moins nécessaire dans un pays qui se désintéresse de la politique, et que l’obscénité de la corruption sud-américaine atteint sans far ni vergogne la vie publique italienne.
Ce pauvre Colonna n'est qu'en 1992. Berlusconi premier ministre est encore à venir.

"Numéro Zéro" est donc un cri de rage contre l’abaissement ostensible des standards moraux de la vie publique, un livre simple et explicite - trop lui reprochera-t-on peut-être, même si Eco s’autorise comme d’habitude l’insertion de quantité de références érudites. Tout juste un roman, "Numéro Zéro" est presque un long éditorial ou une version XL d'une de ces chroniques qu'Eco écrit depuis longtemps dans l'Espresso. Salutaire sans doute. Efficace ? Comme Colonna, j’en doute.

Numéro Zéro, Umberto Eco

Commentaires

Vert a dit…
Journalisme + Umberto Eco, va falloir que je le commande pour la bibliothèque au boulot. On verra bien s'il sort xD
Gromovar a dit…
Oh Eco, il sortira.