Impossible de parler de "L’épée brisée" de Poul Anderson sans évoquer aussi Le seigneur des Anneaux de vous savez qui. Publiés tous les deux en 54, Le seigneur et L’épée ont eu un peu les destins divergents des Beatles et de Pete Best.
Comme Tolkien, Anderson plonge dans les racines nordiques, celtes, saxonnes de l’Europe, dans ses mythes, ses croyances, ses valeurs, pour en tirer un récit épique qu’il situe dans un monde de fantasy, quoi que ce mot puisse signifier. Mais, ceci posé, les différences sont bien plus nombreuses que les points communs entre les deux œuvres.
Le monde de "L’épée brisée", c’est notre monde, l’Europe du Nord médiévale, alors que la christianisation est en marche et qu’elle relègue aux marges dieux, prêtres, et faëries de l’Ancien monde ; Tolkien situe son histoire « bien avant », si ça peut faire sens, dans un monde délibérément mythique que les elfes finiront par abandonner aux hommes. "L’épée brisée" se passe en Angleterre, en Scandinavie, en Normandie même. Vikings et chrétiens s’y côtoient en chiens de faïence ; les prêtres de Rome exorcisent les faëries pour les faire disparaître. Mais le monde magique est là, encore un peu, superposé au monde réel, inaccessible sauf par magie, juste de l’autre coté d’un clignement de paupière.
"L’épée brisée" s’ouvre sur l’extermination d’une famille par une autre. Sur ce crime fondateur se développe l’histoire d’une guerre à mort entre deux « frères » à la naissance trouble, entre deux peuples magiques, entre deux groupes de puissance. Mais loin de la guerre finalement très propre et noble de Tolkien, Anderson parle de jalousie, de violence, d’amour incestueux, de mort et de malédiction. A lire les deux romans on croit revivre le passage du western au western spaghetti.
Le monde d’Anderson est dur, âpre, bien plus humain hélas que celui de Tolkien. Les tortures sont visibles, les morts graphiques, les sorcières donnent le sein à des rats. Pas d’elfes éthérés ou de hobbits sympathiques chez Anderson. Les elfes sont des hédonistes roublards – et ne parlons pas de leurs femmes ; les héros sont humains, trop humains, pleins de folie, de rage, de désir. Les ennemis aussi, trolls principalement, sont d’abord des guerriers barbares violant, mangeant, buvant, déprimant aussi quand la guerre tourne mal, comme la Wehrmacht à Stalingrad. Dieux et géants interfèrent, de loin mais sans cesse, comme il est de tradition dans les mythes, qu’ils soient nordiques ou grecs.
C’est d’ailleurs à cela que fait penser "L’épée brisée". Plus qu’un roman de fantasy, c’est une saga nordique ou un récit mythologique grec qui est raconté, dans un style chroniqué approprié au genre. La manipulation des hommes et de la faërie par les dieux, l’intervention de créatures monstrueuses, les voyages sur des mers inconnues, les catastrophes familiales, les tabous piétinés, tout dans le livre nous conduit quelque part entre l’Odyssée, Phèdre, et Œdipe. Les mythes se répondent. Bolverk, le géant forgeron qui a créé l’épée et la réparera pour Skafloc le viking, est bossu, difforme, si courbé que ses mains touchent le sol, aussi contrefait que l’est Héphaïstos, mais c’est Odin le vagabond qui conduit la Chasse sauvage. Et comment ne pas voir en Skafloc et Freda la version andersonienne du couple Siegmund/Sieglinde ? Ou dans la lutte à distance entre Odin et Loki un premier mouvement vers l’inévitable Ragnarök ? D’autant qu’un enfant est né, qui conduira sans doute l’histoire à son achèvement. Plus tard. Après la fin du livre.
Parlons aussi de l’épée elle-même. Brisée certes, reforgée aussi, mais en aucun cas l’épée d’Isildur. Celle d’Anderson, noire et couverte de runes n’a pu qu’inspirer Moorcock - qui préface – pour la création de Stormbringer. Comme cette dernière, l’épée de Skafloc apporte puissance et malheur à la fois, possède son porteur et se montre aussi dangereuse pour lui que pour ses ennemis. Stormbringer initie dans la destruction un nouveau cycle historique, l'épée d’Anderson l’annonce. Ces lames n’ont vraiment rien en commun avec celle que finira par brandir Aragorn.
Anderson, en Homère contemporain, forge un mythe finalement bien plus « crédible » que celui de Tolkien. Les passions qu’il y place sont humaines. Les dieux y sont, loin de l’incompréhensible Sauron, tortueux, vicieux et roublards, rappelant ces « nations étrangères » qu’étaient les dieux grecs pour Paul Veyne. Il montre que le crépuscule arrive, que rien ne l’empêchera, mais que les convulsions d’un monde qui ne veut pas mourir seront longues et pénibles.
Il le fait dans une langue archaïque très riche - à laquelle la traduction de JD Brèque rend toute justice – qui emporte le lecteur dans un monde de fracas, d’héroïsme, de fureur, de beauté et de merveilles aussi, dont on regrette qu’il n’ait pas été, au point qu’on se surprend à espérer qu’il soit peut-être pourtant là, juste de l’autre côté d’un clignement de paupière.
L’épée brisée, Poul Anderson
Ce roman participe au challenge Winter Mythic Fiction du RSF Blog
Commentaires
Arutha.
Ceci dit, il y a un vrai souffle "viking" dans ce roman, on a l'impression de se retrouver en plein légende scandinave, c'est rude, c'est cru, c'est tranchant, c'est totalement incomparale avec "Le seigneur des anneaux" (mais pourtant pas si éloigné dans ses thèmes de certaines histoires de Tolkien, surtout "Les enfants de Hurin"), mais surtout c'est vraiment bon.
Quand aux couvertures, lisant de plus en plus en numérique j'avoue y être de plus en plus hermétique. Mais il y a écrit Préface de Michaël Moorcock sur celle-ci ;)
Bref, peu importe, je suis d'accord avec toi : "L'Épée brisée" est une très bon "roman" en lui-même.
Et peu importe en effet, c'est bon :)
("vous savez qui"... Voldemort ? o.O ^-^)
Et une traduction de Jean-Daniel Brèque, un atout certain.
Je note ce livre, non pas pour moi (car un bon avis enthousiaste c'est aussi un avis qui sait détourner certains lecteurs), mais pour le conseiller.
Sinon la couverture a son "charme", mais ne semble pas donner le bon ton...