Il y a des romans (trop peu) qu’on prend en pleine gueule au point qu’après on ne lit plus pendant un jour ou deux, le temps de la redescente. "
L’Evangile du bourreau" est de ceux-là.
Ecrit vers la fin du
brejnévisme (qui annonçait celle de l’URSS) par les frères Vaïner, deux russes, juifs et juristes de formation, auteurs de polar. Mais ici ce n’est pas d’un polar qu’il s’agit. C’est une danse folle, une danse macabre, un sabbat de sorcière, que seul un (en l’occurrence deux) russe, et mieux, un soviétique pouvait écrire, comme on hurle un rituel d’exorcisme. L’évangile du bourreau n’est définitivement pas le paisible
Enfant 44.
Ce qui singularise le roman, c’est à la fois son évocation sans fard - et qui serait insupportable dans sa virulence si les auteurs n’étaient pas juifs - de l’antisémitisme russe (ce sentiment dont un personnage dit que, comme le bambou il pousse tout seul) et son personnage principal, Pavel Egorovitch Khvatkine, l’un des monstres les plus impressionnants de la littérature.
Pavel Egorovitch Khvatkine donc. Comme Eco dans
Le cimetière de Prague, les frères Vaïner crée un personnage fictif qu’ils placent au centre et aux principes de l’histoire véridique de complots et de dissimulation qu’ils racontent. Mais là où c’était la haine qui caractérisait le Simonini d’Eco, c’est le mépris et l’indifférence qui habitent le narrateur des Vaïner.
Khvatkine est, dans la Moscou crépusculaire de la fin des 70’s, un professeur de droit public respecté, mal marié, père d’une fille qui le hait – il faut dire que sa conception dut peu à l’amour. Mais, en dépit du confort matériel qu’apporte la consommation de produits étrangers, on s’ennuie dans la Nomenklatura. Heureusement il a quelques « amis », compagnons de malaise avec lesquels il partage, nuit après nuit, beuveries et prostituées.
Khvatkine fut aussi un officier du
MGB, durant les années terribles qui s’étendent entre la fin de la Guerre et la mort de Staline, ce qu’il a réussi à oublier et à faire oublier. Puis, un soir, son passé revient lui sauter à la gorge, notamment, c’est le cœur du roman, sa participation à la conception et à l’exécution au
Complot des blouses blanches, l’élimination des médecins juifs en Union Soviétique, cerise sur le gâteau de l’antisémitisme officiel du régime. Il va donc raconter, se raconter, tout en recommençant à intriguer pour se protéger car c’est ce qu’il fit le mieux toute sa vie, ce qui explique qu’il soit toujours là alors que tant et tant de ses collègues – « chauffeurs de machines » utilisant le peuple comme combustible avant d’en devenir eux-mêmes - ont été emportés par la folie totalitaire.
Et il est bavard, Khvatkine. Il raconte tout, les grandes lignes et les détails, les tortures, les assassinats, les déportations, les aveux extorqués, les procès d’opérette. Il ouvre au lecteur les couloirs et les salles d’interrogatoire du MGB. Il décrit par le menu un système
dont Arendt disait qu’il était moins un régime politique qu’une dynamique autodestructive. Des informateurs partout, un système dans lequel le coupable n’a qu’à signer ses aveux et jouer du mieux possible son rôle pour une unique représentation dans une pièce politique écrite par d’autres, une violence sans limite des forces de « sécurité », mais surtout, une dynamique arendtienne décrite par Khvatkine lui-même : chaque génération de responsables (accompagnés de leurs subordonnés) descend un jour dans la « salle des machines » pour éliminer celle qui l’a précédée, et chaque génération d’exterminateurs sera la prochaine à être éradiquée par la vague suivante (
les notes biographiques en bas de page sont d’ailleurs impressionnantes par leur nombre et leurs similitudes, la trajectoire normale est : Untel devient chef de quelque chose, son organisation élimine une ou plusieurs autres organisations étatiques sous des prétextes fallacieux, puis il est finalement arrêté et exécuté par le chef suivant). La promesse d’avenir radieux, dont Arendt et Khvatkine parlent en des termes différents mais similaires, justifie toute les atrocités, toutes les mesures politiques, même les plus invraisemblables ou ignobles. La peur est le quotidien du peuple, elle l’est aussi des hommes des Services. Le monde de Khvatkine est un monde dans lequel, quand on plaisante d’un membre du Politburo cela signifie qu’il est déjà mort même s’il l’ignore encore, un monde dans lequel chacun accumule sur ses collègues des secrets qu’il pourra utiliser comme assurance vie.
Et Khvatkine alors ? C’est un personnage presque inimaginable. Froid, cynique calculateur, fin tacticien, intelligent et lucide, il exsude en permanence un mépris sans borne pour tous ses semblables, pour l’espèce humaine sûrement. Nul n’échappe à son mépris viscéral et imagé. Il ne quitte cette posture que pour manier l’ironie à l’endroit du
Petit Père, des objectifs politiques, des slogans du communisme, et des
idiots utiles occidentaux. Dans les deux cas, les phrases de Khvatkine sont acérées comme des lames et précises comme des lasers. Le bourreau n’a qu’un point d’ancrage : un instinct de survie surdéveloppé qui lui permit de traverser les purges en utilisant ses collègues comme boucliers humains. Céline peut aller se rhabiller, les frères Vaïner l’enfoncent.
Tout ceci est décrit à la russe. Avec force interpellations, beuveries, éructations. Les personnages s’interpellent bruyamment, s’insultent en métaphores, engloutissent des litres d’alcool, mangent, baisent, dans un tourbillon frénétique et grandiloquent qui évoque autant les « hommes de trop » de Pouchkine que la folie visuelle de Kusturica (qui n’est pas russe). Un style brillant, flamboyant, où alternent précision stylistique et outrances parlées.
Le tout happe un lecteur qui, même familier de l’Histoire, assiste, horrifié, au fonctionnement du système digestif stalinien, à la décomposition de tout le corps social dans les tripes insensées du totalitarisme, ces tripes qu'on entrevoit dans l'autopsie du début. Le roman fait presque 800 pages et on voudrait qu’il soit plus long, pour apprendre plus, comprendre plus, dénoncer plus. On en sort sidéré, abasourdi, mais plein du sentiment d'avoir répondu à une impérieuse nécessité.
Staline et ses sbires étaient des salauds n’est-ce pas ? Les trotskystes oublient toujours que leur mentor écrivit
Leur morale et la nôtre peu avant d’être assassiné par les séides du Petit Père des Peuples.
How convenient !
Et quand aux génocides, chacun sait bien que si Hitler en a commis par méchanceté, ceux de Staline le furent par bienveillance. Ils sont donc moins graves. Qu’on se souvienne comment l’Humanité publia la déclaration de médecins parisiens se félicitant de l’arrestation des « comploteurs sionistes »…
A l’heure où une unité de la police russe reprend la nom de Division
Dzerjinski, il est sûrement utile de se faire une piqûre de rappel en lisant le très impressionnant "
Evangile du bourreau", disponible en poche.
A l’heure où la moindre merde jouit de nombreuses chroniques de blog, je titre exceptionnellement cette chronique comme le livre afin de lui donner la plus grande audience possible.
L’Evangile du bourreau, Arkady et Gueorgui Vaïner
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