Dans un monde où les croyances les plus absurdes s’opposent de plus en plus souvent à la connaissance scientifique, où un scepticisme réactionnel et automatique se fait passer avec arrogance pour du sens critique, l’essai du sociologue
Gérald Bronner intitulé "
La démocratie des crédules" est d’une lecture salutaire.
La question que se pose Bronner est simple. Comment des faits imaginaires ou inventés, voire mensongers, arrivent-ils à se diffuser et à emporter l’adhésion d’une part importante du public, au point d’orienter certaines décisions politiques ?
Peopolisation de la vie politique, théories du complot, scepticisme scientifique, doivent leur situation contemporaine paradoxale, dans un monde plus éduqué que jamais, à plusieurs facteurs qui se combinent dans la société moderne.
D’une part, reprenant les conclusions de Bourdieu –
sans le citer – il montre que la concurrence, plus forte que jamais, qui existe entre les organes de presse conduit à une course au scoop qui se fait au détriment de la vérification voire du simple tri des informations. Aggravée par l’apparition des chaines d’informations en continu et les effets délétères de la diminution du lectorat, chaque journaliste se trouve pris dans un dilemme du prisonnier dont la seule issue est de publier vite et tout, de peur d’être précédé. Cette pente naturelle est amplifiée par le développement d’Internet, source en temps réel d’informations (parfois) et de rumeurs (souvent), ce média sur lequel chacun peut devenir producteur de « nouvelles », hors de tout contrôle professionnel ou déontologique.
Internet est d’ailleurs, par essence, le lieu privilégié du complotisme et de la contestation de la science. S’appuyant sur ses expériences, Bronner montre que sur tout thème controversé scientifiquement, une recherche Internet standard ramène bien plus de sites proposant des croyances infondées que de sites présentant une connaissance scientifique. Bronner l’explique par un effet de passager clandestin. Les croyants sont motivés, militants, ils publient beaucoup, se citent les uns les autres (d’où un bon
pagerank) ; face à eux, la communauté scientifique, trop grande et inorganisée, ne réagit que faiblement, chacun considérant que le temps n’en vaut pas la chandelle, qu’un autre n’a qu’à s’en charger.
D’autant qu’Internet amplifie le tristement célèbre
biais de confirmation, à un niveau jamais atteint auparavant, en rendant accessible à chacun et sans coût une multitude de lieux où sa croyance sera confirmée et donc renforcée. Si on ajoute à ce biais le fait que toute information sérieuse nécessite un investissement intellectuel et temporel important, il est alors évident que les arguments pseudo-scientifiques de la croyance, libéralement offerts et structurés de manière séduisante, ont toutes les chances d’emporter l’adhésion ou au moins de créer un doute que l’individu brandira comme preuve de son esprit critique.
La mise en scène
fortéenne des théories complotistes ou précautionnistes (accumulation de micro faits innombrables qui semblent dessiner une vérité impressionniste à décrypter) sur l’air du « tout n’est peut-être pas vrai, mais tout ne peut pas être faux », et la négligence de la taille de l’échantillon dont les faits étranges (donc complotistement significatifs) sont extraits, finissent par rendre au moins crédible les thèses les plus farfelues, des hommes-lézards, aux séismes provoqués, en passant la non-mort de Michaël Jackson, ceci d’autant que, sur Internet, les complotistes sont actifs plus vite, plus longtemps et plus intensément que les sources fiables et qu'un site comme Wikipedia présente vérités et croyances à égalité au nom d'un relativisme jugé de bon aloi.
Tout ceci, aussi navrant soit-il, pourrait prêter à sourire et n’être que de faible portée. Bronner rit moins lorsqu’il s’agit de croyances qui entrainent des décisions politiques. L’ouvrage est alors une charge virulente contre les croyances qu’il nomme précautionnistes (portées par les militants du «
Il vaut mieux prévenir que guérir », quitte à ne rien faire) et les mécanismes de démocratie délibérative si prisés par ceux qui y voient le moyen de «
démocratiser la démocratie » sur la base du triumvirat démocratique «
j’ai le droit de savoir, j’ai le doit de dire, j’ai le droit de décider », Pierre Lascoumes en tête.
Reprenant les nombreux travaux en science politique sur le sujet, Bronner montre que, contrairement à l’idée reçue, les grands groupes ne se trompent moins que les individus que si les erreurs se compensent, comme c’est la cas pour les erreurs de perception ou lorsqu’il s’agit de mutualiser des informations trop nombreuses pour être obtenues par un groupe restreint. Mais s’il s’agit d’analyser une controverse scientifique complexe, le groupe souffrira du
biais d’ancrage qui le fera s’accrocher aux premières approches proposées, premières approches qui, dans les groupes délibératifs, sont toujours le fait de militants précautionnistes dotés d’argumentaires solides et éprouvés, d’autant plus efficaces qu’ils s’adressent à la surestimation des pertes par rapport aux gains et surfent sur deux croyances devenues courantes - la faillibilité de la science et la corruption possible des scientifiques. La délibération de groupe pâtira aussi de la faible perception qu’à l’individu des effets de seuil, de sa faible appréhension des probabilités extrêmes, et de mécanismes de polarisation qui conduisent à des solutions souvent plus radicales que ne l’envisageaient chacun des participants à l’origine.
Or, de ces instances très imparfaites sortent des positions qui, transformées en décisions politiques par des élus cédant à un populisme précautionniste, ont parfois de graves conséquences sanitaires ou économiques.
La démocratie c’est le choix des gouvernants, mais la vérité scientifique, toujours fragile mais fruit d’une pratique éprouvée, ne peut émerger d’un consensus de dilettantes. La vérité ne se décrète pas à l’applaudimètre et, comme l’écrivait Jacques Julliard : «
La science a des droits qu’il faut fermement refuser à l’ignorance ».
Contre Lascoumes, Latour, et tant d’autres, Bronner propose finalement, pour lutter contre "
La démocratie des crédules", l’enseignement au long cours des biais de perception les plus courants, afin que les citoyens sachent quelles œillères ils portent et puissent alors s’en affranchir. Il appelle aussi de ses vœux le développement des sociétés savantes dont le nombre a été divisé par 10 en un siècle, et souhaite leur présence active dans l’espace public.
Contre la griserie du dévoilement, Bronner invoque l’éclairage de la connaissance.
Cela suffira-t-il à sauver la vérité factuelle dans un monde où vivent des milliards de « producteurs d’information » convaincus que tout est dicible, même le plus grotesque, au nom de l’idéal démocratique ?
Cela suffira-t-il là convaincre tous ceux qui pensent que la vérité est ailleurs, et que l’absence de preuve de complot est en soi la preuve d’un complot réussi ?
Je crois que poser ces questions, c’est y répondre.
La démocratie des crédules, Gérald Bronner
Commentaires
Mais il cite (brièvement) Bruno Etienne.