Joyeux Noël, lecteur !

QUI MIEUX QUE JUDGE DREDD POUR TE LE SOUHAITER ?

Le Parrain et le Consigliere


Une grosse année après l’événement éditorial qu’avait constitué la publication du Dragon Griaule (superbe livre, largement inédit en français), Les éditions du Bélial, et singulièrement Olivier Girard, (éditeur), Lucius Shepard (auteur), Jean-Daniel Brèque (traducteur), et Nicolas Fructus (illustrateur) remettent ça avec ce "Calice du Dragon", tout récemment achevé par Shepard, qui est donc inédit en français et pas encore publié en anglais (bien qu’il ait été écrit dans cette langue). Ecrit à la vitesse grand V par le courageux Lucius afin d’être présent aux Imaginales 2013, traduit et illustré, alors même qu'il était encore en cours d’écriture, par le tandem Brèque - Fructus, "Le Calice du Dragon" a pu faire son entrée dans le monde comme prévu, lors des dernières rencontres d’Epinal. Bel exploit pour un bel objet, le livre étant de fort belle qualité. Ceci dit, qu’en est-il du texte, ce roman de moyenne longueur, mondialement inédit, intitulé "Le Calice du Dragon" ?

Je te renvoie, lecteur, à ma chronique du Dragon Griaule pour le contexte. Je rappelle juste que, dans un XIXème siècle fantasmé et clairement sud américain, un gigantesque dragon endormi, devenu tout à la fois écosystème et formation géologique, « préside » mystérieusement aux destinées d’une vallée et à celles de ses habitants.
Lorsque le peu scrupuleux Richard Rosacher découvre, à son corps défendant, que le sang de Griaule peut être raffiné en une drogue qui fait voir la vie en rose, il saute sur l'occasion et déclenche une cascade d'événements sur lesquels il a moins de prise qu'il ne le croit.

Dans le monde très particulier de Griaule, entraînant le lecteur des venelles crasseuses de Teocinte à la jungle périlleuse du Temalagua, Shepard fait semblant de nous raconter l’histoire d’un homme. En fait, c’est de deux hommes dont il s’agit, la figure de proue et l’éminence grise, le manipulé et la manipulateur, la marionnette et son marionnettiste, le narco et le politique, le parrain et le consigliere, j’ai nommé Rosacher et Brèque (oui, oui, Le Brèque ! ).
C’est donc l’histoire parallèle de ces deux hommes que raconte l’auteur, de leur première rencontre jusqu’à la mort de Brèque, des décennies et beaucoup d’évènements plus tard (pour être précis on recoupe la période qui s'étend de la nouvelle 1 à la nouvelle 5 du Dragon Griaule, ce qui fait qu’il est vivement déconseillé de lire "Le Calice" avant son illustre prédécesseur sous peine de subir de nombreux spoilers ; si les histoires ne se croisent pas, il est, à plusieurs reprises, fait allusion à l’une dans l’autre).

"Le Calice du Dragon", c’est l’histoire de l’ascension d’un gars quelconque à qui le hasard a offert une idée géniale et qui s’est trouvé assez dépourvu de sens moral pour la mettre en œuvre, ne reculant devant aucune veulerie ni aucune brutalité (toutes offstage) pour accroitre son pouvoir et sa richesse. Charmeur et sans scrupule, intrigant dans tout - notamment la drogue (c’est ainsi que commence son empire), le sexe, et la religion - jamais loin du pouvoir politique, proche des puissants avant d’en devenir un lui-même, Rosacher passe toute sa vie à courir, sans trop savoir après quoi. Grossir, survivre, survivre, grossir, le Parrain de Teocinte est emporté par la dynamique qu’il a enclenchée, comme un fétu de paille par un fleuve en crue. Laissant derrière lui, au fil des années, l’amour, l’amitié, et jusqu'à l’enfant qu’il aurait pu avoir, confronté à la trahison, jamais sûr de la loyauté ni de la sincérité de ses partenaires, Rosacher est un boulet qui dévale une montagne sans pouvoir ni s’arrêter ni changer sa course. Il faut dire que les évènements s’enchainent inévitablement ; l’Histoire a son sens, Griaule son pouvoir d’influence, et Brèque ses buts. L’essentiel se joue en coulisses, Rosacher ne le réalisera vraiment que trop tard, comprenant par là même qu’il n’était ni aussi malin ni aussi maître des évènements qu’il voulait bien le croire. Je l’ai plaint, comme j’avais plaint Elric de Melniboné s’apercevant à l’ultime instant de sa vie qu’il n’avait été qu’un jouet pour la noire Stormbringer - même si l’histoire finit mieux pour Rosacher que pour Elric.

Très joliment écrit, agréable et rapide à lire, "Le Calice du Dragon" est imho, un peu au-dessous du Dragon Griaule. Le colossal dragon y est moins présent, moins central, moins énigmatique dans son pouvoir, et le questionnement sur son influence réelle ou supposée y est plus mécanique. De ce fait, la créature s’enfonce en partie dans le background, et si "Le Calice du Dragon" est une histoire qui n’aurait pu exister sans Griaule, celui-ci n’y tient qu’un rôle secondaire, en retrait derrière les manœuvres et les manigances de Rosacher et de Brèque. Un peu de la magie du premier volume a disparu ; c’est dommage, mais c’était presque inévitable tant Le Dragon Griaule était un objet unique et enchanteur.

Le Calice du Dragon, Lucius Shepard

L'avis de Lhisbei

L'avis de Cédric Jeanneret

L'avis de Tigger Lilly

Commentaires

Xapur a dit…
J'attaque bientôt "le Dragon Griaule" (enfin !) puis j'enchaînerai avec celui-là.
Gromovar a dit…
Oui. Dans ce sens absolument.
Lorhkan a dit…
Achat prévu prochainement. ;)
Lhisbei a dit…
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec un point. L'histoire n'aurait pas eu autant d'impact "sans Griaule" même si le Dragon (avec une majuscule) est placé en retrait. Griaule a tellement modelé l'environnement et la société de Teocinte (que son influence mentale soit réelle ou fantasmée) que Rosacher n'aurait pu avoir tout à fait le même destin (l'absence de toute forme de répression policière envers le commerce de Rosacher est pratiquement inconcevable dans tout autre société même les plus pourries). Je pinaille ;)
Gromovar a dit…
Non, je suis d'accord avec toi, tout en étant aussi d'accord avec moi (je suis en train de devenir tellement cryptique que bientôt je ne me comprendrai plus moi-même).

Griaule est si naturellement le "nécessaire" de l'histoire qu'il est au coeur de l'affaire bien sûr, mais il l'est ici plus comme le Dieu des chrétiens que comme un Cthulhu en train de se réveiller. Il est ici une absence visible ; il était plus "incarné" dans le premier. Nous sommes donc d'accord.

L'intervention de Brèque m'a bien fait rire. C'est l'entrée dans le gloire pour lui.
Je rêve qu'un jour un personnage de roman s'appelle Gromovar ;)