Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

This is a crisis I knew had to come


Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Il faut s’en souvenir dès qu’on lit une biographie, à fortiori quand elle est plus ou moins en partie autobio. On ne peut jamais être sûr de ce qui est vrai, faux, reconstruit, ignoré. Et, naturellement, tout est interprété par l’auteur qui passe chaque fait, geste, dialogue au prisme de sa sensibilité. Une biographie, comme toute œuvre de recherche, si modeste soit-elle, est donc interprétation. Il faut le savoir, et en tirer le meilleur : plus que les faits bruts, souvent déjà connus, c’est la lecture qu’en donne l’auteur qui, conjointement, nous montre des facettes peu vues auparavant et nous dévoile beaucoup sur l’auteur lui-même.

"Unknown Pleasures", de Peter Hook, c’est donc l’histoire de Joy Division par son bassiste et fondateur. La vision de l’histoire de Joy Division par Peter Hook. Pour des visions complémentaires, on peut voir le film "Control" d'Anton Corbijn, "24 Hour Party People" de Michael Winterbottom, ou lire "Touching from a distance" de Deborah Curtis.

Joy division : 2 ans du premier concert sous ce nom à la disparition du groupe qu’amène le suicide de Ian Curtis, son chanteur charismatique. Deux albums, un clip (plutôt raté), peu (très peu) d’argent, beaucoup de concerts mais peu de sorties d’Angleterre. Et pourtant, un groupe mythique qui a pratiquement défini les caractéristiques de la cold wave, influencé d’innombrables successeurs, inspiré des centaines d’imitateurs, et fait partie des références de l’Histoire du Rock.

Hook, raconte leur histoire comme celle d’une bande de potes de la classe populaire de Manchester qui veulent plus que tout faire du rock. Illuminé par le premier concert des Pistols dans leur ville, Hook forme, à l’arrache (avec ce qu’il a sous la main en terme de lineup, et avec du matériel bas de gamme), un groupe, d’abord sans nom, qui deviendra Warsaw puis Joy Division, c’est à dire Peter Hook (basse), Bernard Sumner (guitare), Stephen Morris (batterie), et surtout Ian Curtis au chant.

Hook raconte la puérilité et l’enthousiasme de petits gars mancuniens de la working class, leurs blagues, leur méconnaissance des filles, leurs bagarres (nombreuses). Il raconte l’acharnement des mêmes qui ne se découragent jamais. Et pourtant : beaucoup de concerts et de fatigue, peu d’argent (tellement peu qu’ils doivent continuer à travailler), les chambres d’hôtels merdiques, les loges merdiques, la bouffe merdique, le froid, l’inconfort, les trajets en van conduit par Hook pour lesquels il importe que le cachet du concert soit supérieur aux frais de carburant, etc. Le lecteur y voit une bande de gars guère matures, très inexpérimentés, mais d’une détermination à fendre les pierres. Des gars qui veulent plus que tout composer et jouer sur scène, car ils y trouvent un plaisir qui surpasse tout ce que ça leur coute (et ça leur coute beaucoup, sur de nombreux plans).

"Unknown Pleasures" est aussi une élégie à Ian Curtis. Hook raconte Curtis comme il ne l’est pas dans les autres livres consacrés au groupe. Il montre un Curtis plus humain (plus normal) que l’image qui en est souvent donné, moins plongé dans les eaux froides de l’intellectualisme. Il décrit aussi le rôle de Curtis comme chef d’orchestre du groupe, pilier musical de celui-ci par delà son rôle de frontman. Il est celui qui identifie les compositions efficaces, donne des idées d’arrangement et d’organisation musicale, écrit les textes très vite à partir d’un simple riff. Il est celui qui lie les ingrédients que lui fournissent les trois autres membres et réalise le plat.

Hook présente aussi un Curtis protéiforme, toujours désireux de plaire, s’adaptant donc sans cesse à son entourage de l’instant ; un Curtis qui est simultanément fils, mari de Debbie, père de Natalie, salarié, membre d’un groupe en train de réussir, jeune punk mancunien, amant amoureux d’Annick, épileptique lourd. Et, dans la vision de Hook, c’est, en sus de son épilepsie et des problèmes colossaux qu’elle lui pose, la tension induite par le passage constant d’un aspect à l’autre de sa personnalité, par l’effort nécessaire pour faire tenir ensemble toutes ses facettes, qui finira par amener Curtis au suicide, à l’aube d’une tournée américaine. Il se reproche de ne pas avoir pu ou voulu le voir à l'époque.

Joy Division, c’est une belle bande de potes (pas d’amis, de potes seulement, ce qui explique comment certaines choses évolueront après la mort de Curtis et la formation de New Order) soudée par la volonté irrépressible de faire du rock et canalisée par la personnalité christique de Ian Curtis. Ils ont eu la chance d’avoir auprès d’eux des managers et éditeurs qui ont toujours respecté leur vision de la musique et de leur carrière. Et de ce fait, ils sont restés plus punk que les Pistols, même si leur musique n’a plus rien à voir avec ce genre. Le fond, plus que la forme.

Hook raconte cette histoire d’une manière très attachante. Il est direct, précis, souvent drôle. Il retrouve ses émotions de l’époque, dit même ce qui n’est pas flatteur, et parvient souvent à se mettre en métaposition pour juger l’acte passé à la lumière de son expérience. Il n’hésite jamais à dire quand il se trouve très bon (musicalement), ou quand il se trouve merdique (dans certains comportements). Il prend sans ambages sa part de responsabilité dans la chute de Curtis, cette part qu’a eu tout son entourage : accepter de laisser continuer quelqu’un qui était à bout, simplement parce que ça commençait à marcher, et que ça arrangeait tout le monde, Curtis le premier, de ne pas vouloir voir comment tout ça allait finir.

Unknown Pleasures, Peter Hook

Et pourtant il l'avait écrit dans Passover, et pas seulement :

This is a crisis, I knew had to come
Destroying the balance I'd kept
Doubting, unsettling and turning around
Wondering what will come next

Is this the role that you wanted to live?
I was foolish to ask for so much
Without the protection and infancy's guard
It all falls apart at first touch

Watching the reel as it comes to a close
Brutally taking it's time
People who change for no reason at all
Happening all of the time

Can I go on with this train of events?
Disturbing and purging my mind
Back out of my duties when all's said and done
I know that I'll lose every time

Moving along in our God given ways
Safety is sat by the fire
Sanctuary from these feverish smiles
Left with a mark on the door

Is this the gift that I wanted to give?
Forgive and forget's what they teach
Or pass through the deserts and wastelands once more
And watch as they drop by the beach

This is the crisis I knew had to come
Destroying the balance I'd kept
Turning around to the next set of lives
Wondering what will come next

Commentaires

Valer Daviep a dit…
Je suis en train de le lire. Il est passionnant !
Gromovar a dit…
Tout à fait. On voit vraiment comment tout cela a fonctionné.
Anonyme a dit…
thanks