Je vais écrire ici ma plus faible chronique de l’année et c’est à cause de Serge Lehman. Ayant fini de lire l’imposante intégrale de "
La brigade chimérique", je m’apprêtais à la commenter en détail lorsque je tombai sur la longue postface (environ 30 pages) d’icelle. Lehman y explique tout, sur l’œuvre autant que sur sa genèse, y donne toutes les références (y compris toutes celles que je n’avais pas vues). Cette postface est un monument, à lire après, mais à lire absolument. Mais alors, que restait-il au pauvre commentateur ? Comment allait-il pouvoir éclairer la lecture du lecteur si l’auteur le faisait lui-même ? Ne restaient que bien peu de choses à dire pour le pauvre Gromovar. J’aurais eu l’impression de plagier la postface.
Je vais donc m’en tenir à quelques ressentis de lecture (suivant une méthode éprouvée par d’autres) :
"
La brigade chimérique" c’est énorme, c’est colossal, c’est le meilleur cycle de BD que j’ai lu depuis longtemps, c’est fouillé, c’est profond, c’est très clair dans un genre qui brille parfois par les ellipses incompréhensibles, c’est vif, c’est rapide, c’est brillant. C’est meilleur que
La ligue des gentlemen extraordinaires (et affublé d’aussi atroces dessins), et largement aussi bon que
Watchmen. Ce que j’écris ici c’est ce que je pense, et on sait (ou on apprend à l’instant) que je ne suis pas un public facile et qu’il en faut pour m’éblouir. Là, je suis ébloui.
Maintenant faisons littéraire :
Quelle intertextualité !! Il y a longtemps que je n’en avais pas vu une aussi belle, au moins depuis Anno Dracula, dont La brigade chimérique constitue le pendant graphique dans mon panthéon personnel. Comme Lehman a fait tout le travail, je vous y renvoie ; si vous voulez celle d’Anno Dracula,
elle est ici (Kim Newman a eu l’amabilité de ne pas m’empêcher de faire le malin, merci Kim, je t’en dois une).
Puis faisons factuel :
La brigade chimérique est un énorme ouvrage contenant 280 pages de comics déguisé en BD franco-belge, des couvertures inédites, une longue postface (dont j’ai déjà parlé), le tout pesant presque ses deux kilos. A l’intérieur, un cycle de BD exceptionnel répondant à la question que se posait Lehman déjà tout enfant : « Pourquoi n’y a-t-il pas de super-héros européen ? », et à laquelle le courrier des lecteurs de Strange n'avait pas su répondre.
Pourquoi en effet la myriade des héros créés par les feuilletonistes du tournant du XXème siècle n’a-t-elle pas donné naissance à une culture des super-héros qui en aurait été le prolongement ? C’est une réalité surprenante. Elle l’est d’autant plus quand on sait, comme Lehman le montre, qu’il y eut pourtant une production, en France notamment, de héros masqués ou augmentés par le science, non seulement en littérature mais aussi dans des sortes de petits pulps (qu’on n’appelait évidemment pas comme ça). J’ai bien une réponse : les comics, en français, on aurait appelé ça des « comiques » et ça aurait fait con. Mais je ne crois guère à ma propre hypothèse. Alors ?
Le genre est-il mort dans les tranchées de Verdun où mourut l’idée, assez naïve, de l’accroissement du progrès humain grâce au progrès scientifique ? L’existence d’ouvrages postérieurs invalide cette hypothèse.
L’idée de surhomme est-elle devenue suspecte quand tout le monde a commencé à mal lire Nietzsche sous l’influence mortifère de la regrettable
Elisabeth Forster ? Possible.
Les cartésiens français, toujours
entre déni et pessimisme, étaient-ils imperméables au merveilleux et à l’héroïsme incarnés par les super-héros ? Va savoir.
En tout cas, les héros partent aux USA. Fuyant ce qui s’avance dans une Europe qui va s’enfoncer dans la guerre, ils émigrent aux USA où ils s’inventent une nouvelle vie. Ce sera aux humains normaux de gérer leurs désastreuses affaires. Fin de l’histoire. Mais avant, ils étaient présents.
Le lecteur trouvera donc dans "
La brigade chimérique" une uchronie ou une histoire parallèle (au choix) dans laquelle d’innombrables personnages de pulps, héros de feuilleton, protagonistes de roman (et j’oublie sûrement des formes) sont présents comme personnages principaux, ou secondaires, ou simple figurants. Le lecteur croisera aussi des surréalistes, une plante extra-terrestre, la famille Curie, Jung et l’inconscient collectif, une bombe atomique en devenir, Garou-Garou le passe-muraille, un homme changé en cafard, une guerre qui menace, une guerre civile sur sa fin, des dictateurs imaginaires qui en rappellent de bien réels, etc. Là aussi, il me faut arrêter la litanie des références.
Un casting de rêve réuni pour une aventure grandiose dont les seules limites sont celles des imaginations débridées de Lehman et Colin, et le seul effet, le plaisir du lecteur.
Faisons philosophique (et polémique ?) pour finir :
La morale de l’histoire est-elle que l’Europe est meilleure quand elle n’est pas amputée de sa part judéo-chrétienne (représentée ici par Le juif errant et l’Ange/Soldat dont les morts amènent le malheur) ?
Un monde où la victime, objet de pitié, a remplacé le héros, exemplaire, est-il préférable ? Un monde dans lequel la victime est aussi omniprésente que le héros le fut est-il un monde agréable ?
Par delà le bien et le mal, je ne le crois pas ; à fortiori quand je vois l’impuissance sénile d’une Europe qui a gravé sa sortie du monde dans le froid marbre du droit.
La brigade chimérique, Intégrale, Lehman, Colin, Gess, Bessonneau
Commentaires
@ Xapur : Nickel
(et c'est malin, j'ai envie de relire la série maintenant)