Il y a des livres passionnants ou captivants ou fascinants ou brillants ou époustouflants. "
Cloud Atlas" de David Mitchell est tout ça à la fois. Publié en France sous le titre « Cartographie des Nuages » (je serais curieux de voir ce que donne la traduction française d’un texte si absolument anglo-saxon), "
Cloud Atlas" est un magnifique hommage à la littérature, anglo-saxonne notamment, le cri d’amour d’un écrivain à ceux qui l’ont précédé. Il m'a laissé pantelant.
Six histoires entremêlées, écrites à chaque fois dans le style caractéristique de l’époque décrite et tellement chargées de références, explicites ou non, qu’il est positivement impossible de les voir toutes, qui dessinent la forme d’une montagne que le lecteur grimpe puis redescend, comme le héros de l’histoire centrale.
Le lecteur trouvera donc dans le roman, suivant une structure quasi musicale qui est décrite par l’un des personnages comme étant celle du sextet qu’il compose et qui sera son grand œuvre, cinq parties progressant inexorablement vers une sixième plus longue qui sert de point haut ou de climax, suivies par une redescente durant laquelle les cinq premières parties reviennent dans l’ordre inverse de leur apparition. La séquence est donc A_B_C_D_E_F_E_D_C_B_A. Le lien entre chaque partie est fait par la connaissance (par tout moyen artistique possible) qu’a l’un des personnages d’un personnage de la partie précédente, ainsi que par l’existence d’une marque de naissance qu’ils possèdent tous, signifiant par là même la volonté de l’auteur d’établir des résonnances entre ces vies ; ce qui les lient toutes étant, contextuellement et aux principes, la Volonté de Puissance et l’Eternel Retour.
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Journal de la traversée du Pacifique d'Adam Ewing", chronique d’un voyage aventureux dans les mers du Sud au XIXème siècle, rappelle Melville ; "
Lettres de Zedelghem" narre sous forme épistolaire les aventures parasitaires d’un dandy esthète et cynique dans l’entre deux guerres et m’a remis de grands moments du « Portrait de Dorian Gray » en mémoire ; "
Demi-vies, la première enquête de Luisa Rey" est un thriller politique nerveux comme beaucoup en fleurirent dans les années 70 ; "
L'épouvantable calvaire de Timothy Cavendish", dans lequel un éditeur vieillissant connaît un succès inattendu avant d’être enfermé dans un asile pour vieillards dont il n’aura de cesse de s’enfuir, fleure bon ces textes londoniens cyniques et pince sans rire qu’on croise chez les anglais de Joe Orton à Nick Hornby en passant par Ben Elton ; "
L'oraison de Somni~451", dans une dystopie nord-coréenne consumériste (le pire du communisme et du capitalisme mêlés) où des clones servent d’esclaves, rappelle évidemment « 1984 », mais plus encore « Le meilleur des mondes » (à titre d’exemple, le nom générique pour les automobiles y est « une ford ») ; "
La croisée d'Sloosha pis tout s'qu'a suivi" est un texte post-apo où on assiste à l’extinction (interne puis externe) des derniers feux de la civilisation et qui, dans un style à la Mark Twain ou au Lovecraft de « La couleur tombée du ciel » ne peut qu’évoquer
Earth abides ou
Un cantique pour Leibowitz.
D’autres auteurs viennent à l’esprit au fil des lignes (je ne parle pas évidemment de ceux qui sont explicitement cités, notamment Nietzsche dont la pensée est au cœur de l’ouvrage), et je pense que chaque lecteur sentira des madeleines proustiennes différentes sur son palais en fonction de sa propre histoire littéraire.
Partout, Mitchell capture à merveille non seulement le vocabulaire et le style (jusqu’à des logogrammes ou abréviations) de l’époque et du genre, mais aussi le fond de ce qu’on pouvait y trouver. Citons à titre d’exemples (il y a bien d’autres thèmes abordés dans le roman) : le racialisme « bienveillant » des « porteurs de civilisation » et l'acculturation mortifère des visités, la morgue esthétisante et détachée de la bourgeoisie du début du XXème siècle, l’amour immodéré et un peu fat de la « vérité » de journalistes qui en sont les prophètes auto proclamés, le jeunisme et la versatilité compulsive des sociétés modernes dans une Angleterre que les privatisations ont transformée pour le pire, la révolte manipulée, utilisée et vaincue, qui est presque toujours présente dans les récits dystopiques, le retour de l’intérêt porté aux « sauvages » dans un monde où le ratio « sauvages/civilisés » est redevenu très élevé et l’impossibilité de faire perdurer la civilisation en dessous d’une certaine masse critique.
Rythme dans le rythme, pour chaque personnage principal, dans chaque histoire, le récit est, comme pour le roman dans son ensemble et donc pour la civilisation entière, celui d’une ascension suivie d’une redescente, dans une cyclicité icaréenne qui donne son harmonie au tout que constitue "
Cloud Atlas".
Ajoutons au sentiment hypnotique induit par les différents niveaux de sac et de ressac, le plaisir qu’apporte la qualité toujours très haute de l’écriture. Mitchell excelle dans chacun des styles qu’il visite, de la description ampoulée au parler des marins, de l’aphorisme bien senti (par lesquels se dégage progressivement la philosophie de l’auteur) au dialogue percutant en passant par le monologue cynique. Même l’annonce de son suicide par Frobisher, le personnage clé qui pose l’équivalence musique/roman, toute en retenue et détermination, combine justesse et finesse, rappelant les ultimes pages de Pavese dans « Le métier de vivre ».
Une question se pose néanmoins, que poseront les esprits chagrins. Mitchell n’est-il qu’un imitateur, très habile certes, mais qui n’aurait rien apporté à la littérature ? L’un des compositeurs du second récit répond par avance à cette critique en posant que tout a déjà été fait et qu’on ne peut que recycler. Ca peut suffire. On peut dire aussi que Mitchell a vécu longtemps au Japon, dans une culture où la copie des grands maitres est considérée comme une exigence et un art(isanat) à part entière. Le confucianisme est passé par là, Mitchell l’y a forcément croisé. Reproduire en faisant la somme, c’est apprendre, c’est aussi créer une chose nouvelle, une encyclopédie au sens philosophique du terme, d’une manière brillante et originale ici car la mémorisation et la transmission des connaissances littéraires accumulées passe non seulement par le fond de ce qui est écrit mais aussi par la forme dans laquelle ça l’est.
Il y aurait encore tant à dire mais le médium ne se prête pas à l'exhaustivité.
Il vient d'être adapté au cinéma. Je crains le pire.
Cloud Atlas, aka Cartographie des Nuages, David Mitchell
Commentaires
Je le lirai avant d'aller voir le film.
Merci pour cette superbe critique ! ;)
Quoiqu'il en soit, très belle chronique, ce bouquin est sur ma PAL, et ça m'a l'air d'un voyage magique !
Tu trouveras dans le roman un plaisir différent et nouveau.