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Sa Majesté des mouches" est un roman d’aventure et de survie écrit en 1954 par l’écrivain anglais William Golding.
Pendant une guerre non décrite, un avion transportant des enfants britanniques s’écrase sur un atoll du Pacifique. Aucun survivant adulte. Restent les enfants, petits ou jeunes adolescents. Ceux-ci vont devoir, seuls, s’organiser et survivre.De la camaraderie et du jeu « à la Robinson » des premiers jours, le groupe glisse progressivement vers la division, l’autoritarisme, le meurtre, et ce qu’on ne peut envisager que comme une tentative de cannibalisme, dans une régression impressionnante par sa rapidité et sa profondeur.
Du fait de son âge, de ses nombreuses adaptations, et de sa réception à l’époque, beaucoup à déjà été écrit sur ce roman et il me sera difficile d’innover. Voici néanmoins quelques réflexions.
Ce roman fut reçu comme un roman adulte, au propos assez scandaleux (Stéphen King explique dans la préface inédite de cette jolie édition, même si ce n'est qu'une surcouverture, qu’une bibliothécaire compréhensive lui avait passé ce livre sous le manteau car il n’aurait pas du être prêté à un jeune). A cette époque, l’idée qu’un adolescent puisse être meurtrier était non seulement presque invraisemblable, elle était aussi obscène (les morts sont d’ailleurs toujours euphémisées dans le livre). Autres temps, autres mœurs.
L’enfant, le jeune, est considéré par la plupart des sociétés comme innocent, au sens moral mais aussi presque juridique du terme. N’ayant encore rien fait, ou presque, il ne peut être coupable de rien. Même dans la religion catholique, qui développa de ce fait la
théorie des limbes pour les enfants morts sans être baptisés (et donc non « lavés » du « péché originel »), il ne peut y avoir de punition, donc d’Enfer, car l’enfant n’est coupable d’aucun péché personnel. Privés de la Grace, donc de la vision de Dieu, ils n’en sont pas moins fondamentalement innocents. Nous sommes ici, comme dans notre vision sécularisée, dans une innocence d’action : l’enfant est innocent car il n’a encore rien fait de mal, ou si peu, quoi qu’il en soit sûrement par méconnaissance. Et cette innocence dure longtemps. Pour les mineurs, en droit, jusqu’à la majorité ou presque. On peut compléter ce postulat d'innocence par les apports de la psychanalyse en y ajoutant une potentialité destructrice. L’enfant, on le sait clairement depuis Freud, est d’abord un vouloir qui respire. C’est un être désirant dont les désirs ne sont canalisés par aucune règle éthique ou morale (pas encore intégrées), un véritable Ca sur pattes. Il est, de ce fait, potentiellement dangereux car il est incontrôlé, et qu'il ne voit l'autre que comme un obstacle sur la voie de la satisfaction immédiate de ses désirs. L’éducation consiste précisément à faire acquérir un surmoi aux enfants afin qu’ils se contrôlent eux-mêmes inconsciemment, et qu’ils s’empêchent d’exprimer leurs pulsions d’une manière destructive ou socialement disruptive. Dans « Règles pour le parc humain », le philosophe allemand Peter Sloterdijk parlait de « dressage » ou de « domestication » de l’homme par les Humanités, et c’est finalement bien de ça qu’il s’agit, à une plus petite échelle dans l’éducation des enfants. L’éducation, la culture, font sortir l’homme d’une animalité qui est le cœur de sa nature. Appliquée aux enfants, elle a pour fonction d’en faire des êtres humains complets.
Sur l’ile des naufragés, plus d’adultes. Donc plus aucune figure d’autorité à même de réaffirmer la règle et de sanctionner son application. La digue cède, et, concernant des personnes au surmoi encore fragile car en construction, la pierre roule le long de la pente de moindre résistance, comme le rocher meurtrier de Roger vers Porcinet. Livrés à eux-mêmes, les enfants régressent « naturellement » vers la libération de leurs pulsions, vers leur animalité primale, vers une
carelesssness qui n’est pas sans évoquer les tireurs à la kalachnikov de notre propre monde. Malgré la résistance du roi philosophe bicéphale que constituent Ralph et Porcinet, c’est la loi du plus fort qui finira par prévaloir, avec la primauté du court termisme et de la gratification immédiate. Jack domine par la violence et les rites tribaux. Jack organise des chasses d’où l’on ramène de la viande à griller plutôt que l’entretien du feu qui servirait à guider d’éventuels secours vers l’ile (feu qui représente, outre le secours, la civilisation, protégée par Ralph et négligée par Jack). Jack permet la libération des pulsions, Jack cajole, menace, et surtout autorise la libération de la violence, Jack privilégie la consommation de la viande sur l’investissement du feu, offrant ainsi à sa « tribu » des sources de satisfactions rapides, loin de toute vision stratégique du devenir de leur micro société (là encore on ne peut s’empêcher de penser à notre monde et à ses règles de valorisation financière ou à sa manière de gérer (?) les problèmes environnementaux).
Après les « sacrifices » des deux boucs émissaires, et la destruction de la conque, attribut du pouvoir imposant la modération car on devait écouter celui qui parlait en la tenant, la tribu est constituée autour de sa scène fondatrice, violente et libératrice (point d'origine d'un éternel retour dans lequel devraient logiquement s'enfoncer les enfants). Ne reste alors pour le nouveau « roi » de l’ile qu’à se débarrasser de son rival afin que tout soit accompli. Seul le retour des adultes dans l’affaire mettra un terme à cette navrante régression.
Le « processus de civilisation », décrit par Norbert Elias dans son œuvre majeure, fut une très longue progression sur le chemin de la maîtrise de soi et de la société. Initié avec le «
fin amor » comme tentative de contrôle et de canalisation des pulsions de jeunes hommes pleins de sève, ce lent mécanisme a consisté a domestiquer les corps, les langues, et par voie de conséquence les esprits, afin d’en empêcher les débordements préjudiciables à l’harmonie sociale, et de commencer un mouvement d’extraction hors de la glaise. Mais le roman de Golding, comme les exemples d’effondrements des structures sociales ou politiques de Mogadiscio à la Nouvelle Orléans post Katrina, démontrent que la civilisation n’est souvent qu’un vernis, aisément craquelé, et que, dans la plupart des groupes humains, le souverain est moins souvent un sage élu qu’un guerrier heureux.
Sa Majesté des mouches, William Golding
Commentaires
PS : Ca a du être après mon époque alors parce que je n'ai pas lu scolairement et je ne crois pas que mes copains l'aient fait.
Inutile de dire que j'ai toujours beaucoup aimé ce livre même s'il me mettait mal à l'aise au départ... Le vernis de la civilisation qui se craquelle, comme tu le dis si bien, et cet arrière-plan presque post-apocalyptique, vont fort bien ensemble. Et surtout, il dit des choses si dérangeantes. Je pense que bon nombre de bons pensants doivent détester ce livre et rien que pour ça, il s'agit d'un texte indispensable...
Je crois que l'ado de base, de nos jours, détesterait ce livre (à supposer qu'il fasse l'effort de le lire mais ça c'est un autre problème). Pour la raison bonne et simple que, si la violence des images, des idées, voire même des comportements leur est trop familière, ils ont intégré qu'ils vivent dans une société où certaines règles les protègent. Eux, en tant que jeunes. Quelque part, les règles que la plupart déclarent vomir les rassurent... Et puis, où se trouve le plaisir de violer l'interdit lorsqu'il n'y a plus rien qui soit interdit ?
De ce fait, irresponsables, inconséquents, et habités par l'idée que, dans ce qui est une sociétés des doits, s'ils veulent une chose ils ont un droit à l'obtenir (intéressant de noter que lors des entretiens d'orientation leur argument principal pour exiger une filière n'est jamais la compétence mais toujours la motivation ou comment mes élèves, après avoir évalué ce qu'il veulent consommer disent "en dessous de 2500 € je ne peux pas vivre", car s'ils le veulent il y ont donc droit).
Je pense que cette génération qui vit presque entre-soi avec ses chaînes de télé, ses magazines, ses chaines Youtube, ses twits, sers sms, etc... est en voie de sécession culturelle avec celles qui l'ont précédée en plus de n'avoir aucune idée du lien entre production et consommation.
C'est un véritable bijou qui montre les rapports fondamentalement antagoniques qui irriguent, de manière souterraine, nos rapports sociaux.
On m'avait aussi parlé d'un film, ou d'un livre, qui raconte l'histoire de deux enfant (frère et sœur) qui font naufrage sur une île déserte et se retrouvent à vivre seuls leurs années d'adolescence, découvrant même ensemble la sexualité (il me semble même que la jeune fille enfantera). Un autre exemple de roman qui questionne les règles et les valeurs construites lorsque plusieurs individus existent en même temps dans le même espace.
De quoi alimenter nos réflexions, donc.
La seule approche scolaire que j'ai eu c'est en cours d'anglais, travaux sur un extrait.
Un bouquin qui m'a beaucoup marqué.