"Mortelle" est une novella, publiée en 1967, de Christopher Frank qui s’est ensuite plutôt illustré comme scénariste de cinéma.
Cette chronique sera inhabituelle car je viens (encore) de relire "Mortelle", et je ne sais toujours pas si j’aime passionnément ce livre parce qu’il est objectivement aimable, ou parce que je l’ai lu pour la première fois à un âge où les notions d’individualité en lutte contre le conformisme et d’amour invincible entrent en résonance avec les préoccupations existentielles de ce moment de vie.
"Mortelle" est une dystopie très brève et très peu détaillée. Un Etat omnipotent ou presque, l’obligation d’avoir des amis et des relations sociales nombreuses, l’interdiction de l’exclusivité dans le relationnel y compris sexuel, la bonne humeur imposée, la nécessité de ne se démarquer en rien, d’être et de se sentir l’égal de tous. On peut voir dans "Mortelle" (époque d'écriture oblige) une critique des société totalitaires communistes, notamment de la Chine maoïste avec ses cuisines collectives, son exécration de toute hiérarchie, sa collectivisation des actes privés, mais l’unanimisme et le conformisme démocratiques ne sont guère différents et ne valent pas mieux – c’est Barthes qui écrivait que « Le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire » ; en démocratie le poids de la foule et de ses préjugés naturalisés est insurmontable. De plus, la transparence obligée des bâtiments et la collectivité forcée des activités peut certes symboliser la surveillance des totalitarismes, mais on peut aussi y voir une intuition brillante sur la société des réseaux sociaux, de la télé-réalité, et de la mise en scène permanente du soi sur une place publique qu’Internet agrandit à la taille du monde (et que dire de la Carte d'amis, qui doit comporter douze noms sous peine de sanctions, et de sa ressemblance avec les liste d'Amis ou de Followers online).
Avec une économie de mots admirable (et sur une structure qui rappelle un peu 1984), Frank décrit la lutte solitaire d’un homme pour son individualité et contre l’indifférenciation des sentiments qui lui est imposée par la société. Il ne fera pas la révolution, il ne veut ni connaître les fondements du système ni le changer ou l’abattre, il veut simplement se prouver par ses actes qu’il est aussi différent qu’il se sent l’être. Il sait dès le début qu’il sera vaincu, qu’il en mourra éventuellement, mais il n’en a cure car vivre un peu vraiment lui paraît préférable à fonctionner longtemps. Son amour pour Mortelle, habitée de la même révolte, le soutient et l’entraine vers ce qui est objectivement une folie, mais il résiste à l’imposition idéologique, en écrivant, par pure forfanterie, ses pensées personnelles, comme d’autres résistent aussi, chacun à sa manière, chacun dans son petit coin. Néanmoins, « rectifiés » par l’Etat, exécutés par ses soldats, éradiqués dès l’enfance par une éducation égalitariste jusqu’à la folie, ces révoltés sont de moins en moins nombreux au fil du temps ; peut-être n’y en aura-t-il un jour plus aucun.
Pages 60-61 de l’édition Points Seuil, le héros (seul personnage dont nous ignorons le nom) explique longuement les symptômes de sa « maladie », je peux être enthousiaste devant cette page :
« Il m'est difficile de parler de ma maladie. Elle ne se manifeste qu'indirectement, sans crises ni symptômes bien définis. Je la sens en moi, ancrée très profondément. Par exemple, j'utilise très souvent la première personne du singulier quand je parle. Je commence mes phrases par : « je trouve que » ou « je pense ». Un homme sain dirait : « on trouve que », ou bien : « il est généralement admis que ».
D'autre part, je ne veux pas que l'on me touche. C'est un symptôme très grave. Les autres se prennent par le bras, se serrent la main, marché épaule contre épaule, même et surtout lorsqu'ils viennent juste de se rencontrer. Moi, je ne peux pas. À ce sujet, je suis victime d'impressions aberrantes qui traduisent bien ma maladie. Il m'est arrivé de penser quand souriant à quelqu'un je le choisissais, le sélectionnais, lui témoignais de l'estime à lui en particulier. Un homme sain sourit à tout le monde. Sur la Plaine, je choisis souvent les chemins les moins fréquentés, les plus calmes. Un homme sain recherche le bruit et l'animation. Lorsque plusieurs personnes se battent contre une seule sur la Plaine, mon instinct me porte immédiatement à secourir celui qui se trouve en état d'infériorité. Un homme sain se joint toujours au plus grand nombre. Pour que j'aide quelqu'un, il ne suffit pas qu'il est besoin d'aide, il faut aussi que je veuille bien lui venir en aide.
Lorsque le représentant du Comité de Charité vient à la maison prendre l'argent que nous devons mettre quotidiennement dans la Boîte à Charité près de la porte, je dois détourner les yeux pour ne pas vomir.
Parfois, je me suis trouvé devant une usine au moment de la sortie. J'ai vu le personnel sortir en groupe, comme une larve chaude et mouvante. Les directeurs et les savants sortent avec des ouvriers comme la loi l'exige, ils portent les uniformes qu'impose le règlement, et pourtant on les distingue des autres. Ils ont beau baisser la tête et se coiffer en arrière avec de la brillantine, on les reconnaît d'emblée. Ils le savent et ils en ont honte. Ils essaient de plaisanter avec les ouvriers, ils boivent du vin avec eux, mais leurs plaisanteries ne font rire que leurs semblables et ils n'aiment pas le vin populaire. Quand je les vois, je ressens à la fois une grande tristesse et une grande joie.
Ce sont là les symptômes de ma maladie. Quant aux causes, elles remontent, paraît-il, à des temps anciens et ne sauraient être expliquées par des historiens. Les historiens ont tous été rectifiés, ils ne se souviennent de rien. »
Je suis preneur de tout avis d’autres lecteurs de "Mortelle", pour confrontation, sachant que la dernière publication de ce texte date de 1996, et que les avis dessus n'abondent pas.
Mortelle, Christopher Frank
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