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Flashback" est un long roman dystopique de Dan Simmons.
USA (ou ce qu’il en reste), 2035. Nick Bottom, ancien inspecteur de police de Denver, est devenu une loque, drogué au Flashback et viré de la police, depuis la mort accidentelle de sa femme six ans auparavant. Il y a six ans justement, il avait enquêté sans succès sur le meurtre du fils d’un richissime homme d’affaires japonais. Et voici qu’aujourd’hui le dit homme d’affaire vient le chercher dans sa misère et lui propose une forte somme pour rouvrir l’enquête, car Nick est le seul capable, sous Flashback, de revoir tous les éléments du dossier, détruits entre-temps par un incendie accidentel. Pendant ce temps, loin de lui, son fils, placé (abandonné) chez son grand-père maternel après la mort de sa mère, se lance dans une affaire bien trop grosse pour lui. Les deux convergeront.
Qu’est donc le Flashback ?
Une drogue bon marché permettant à celui qui la consomme de revivre parfaitement ses souvenirs, une minute pour une minute. Vendue en fioles de dix minutes à plusieurs heures, et consommée par des millions d’Américains plus ou moins accros, chez eux, dans la rue, ou dans des caves qui rappellent les fumeries d’opium du XIXème siècle, elle leur permet de revoir les moments qu’ils choisissent, mais les prive de vraie vie tout le temps qu’ils sont assoupis sous Flashback. Elle est aussi à la base de la création des
flashgangs, qui tuent ou violent pour pouvoir revivre leurs méfaits à l’infini.
Dans quel monde vit Nick Bottom ?
Au niveau micro : dans un morceau d’un Baby Gap reconverti en lieu de vie au sein d’un centre commercial fortifié et transformé en résidence. Au niveau macro : dans des USA auxquels ils ne restent que 44 Etats (et demi), retournés à une forme d'anarchie violente pré XXème siècle. Texas, Nouveau Mexique, et quelques autres ont fait sécession ou ont été conquis par leur voisin, sans compter Los Angeles fragmentée et divisée en zones contrôlées sur bases ethniques entre anglos,
reconquistos hispaniques,
blacks, gangs, etc., la république populaire indépendante de Boulder, etc. Dans ce qui reste des USA, le gouvernement fédéral ne contrôle plus grand chose, et le pays est largement sous tutelle de ses créanciers japonais. Gangs crapuleux ou drogués, terroristes frappant au hasard
for the sake of it, milices ethniques ou gardes privés, rendent la vie très dangereuse pour une population prise, impuissante, au milieu du chaos. Il n’y a plus de rassemblements de foule, trop dangereux, et les stades, pour des raisons de coût, sont devenus des prisons à ciel ouvert. Au niveau méta : dans un monde reconfiguré. Le Japon a secoué ses oripeaux étatiques et retrouvé l’organisation féodale du shogunat autour de compagnies riches et puissantes, un grand califat islamique tricéphale dessine un immense croissant autour de la Méditerranée et compte des sympathisants dans la plupart des pays du monde, Israël a été vaporisé par un assaut nucléaire, la Chine en crise est le lieu d’une guerre civile endémique. Le pétrole est cher, les voyages rares, on se déplace en voitures électriques poussives ou à vélo, sauf si on est super riche. L’ONU a pris acte des nouveaux rapports de force, le temps de la superpuissance américaine est loin derrière.
Dans ce monde terrifiant, Simmons tisse une passionnante et captivante histoire de meurtre et de complot. Patiemment construite, et joliment structurée sur deux fils avec des allers-retours à l’intérieur même des chapitres, elle entraine le lecteur sur la trace d’une machination qui dépasse largement les enjeux de départ, et qui se dévoile très progressivement à l’enquêteur comme au lecteur.
Comme souvent quand Simmons s’approprie un genre, il en fait un usage efficace et le pousse non loin de ses limites. Ainsi, le roman de Simmons en évoque beaucoup d’autres. C’est d’abord du Cyberpunk sans interface neurale directe. L’auteur retrouve la description hiératique et glaçante des zaibatsu hitech japonaises qu’avait initié Gibson dans "Neuromancien", il délivre des scènes de convois et de combats routiers qui rappellent le "Hardwired" de Walter Jon Williams (même si lui réfère à "Mad Max"), il décrit un monde de combat urbain qui est (ou a été) la marque du Cyberpunk et y ajoute les attentats aveugles et insensés qui frappaient tellement dans "Tous à Zanzibar". Il y ajoute une dimension géopolitique, pas toujours aussi présente ou développée dans le genre, développe aussi les effets d’une banqueroute étatique, et l’effondrement mou qui en résulte quand l’Etat perd, de fait, et le monopole de la violence légitime, et toute capacité de projection extérieure efficace, perdant donc toute prétention à la souveraineté. Le monde de "
Flashback" est noir, terriblement noir, il est aussi celui de la mort d’une nation, de son abandon dans le rêve. Mais Simmons sait aussi sortir de ce cadre et l’élargir. Comme dans "Ilium" et "Olympos", l’auteur dit son amour de Shakespeare (et ici en l’occurrence du Songe d’une nuit d’été), comme dans le film "Idiocracy" il décrit un monde d’où culture et livres ont disparu au profit de satisfactions immédiates et largement virtuelles, un monde amputé de son histoire par ignorance pure, un monde d'où même le souvenir des vieux films a disparu, il donne à voir une jeunesse embrigadée ou narcissique ne vivant que dans l’instant, et des millions de gens ayant choisi de survivre dans le passé du Flashback.
Les personnages du roman sont denses et très construits. C’est vrai non seulement des premiers rôles, mais aussi des personnages secondaires. Ils dépassent généralement leurs déterminismes pour agir comme des êtres vraiment dotés d'intelligence. Les scènes d’action sont rapides et palpitantes. Le monde est décrit avec force détails et il sonne vrai. Les dialogues (souvent politiques) sont détaillés et bien plus divers que ne le dit la légende de ce livre. "
Flashback" est donc un roman très efficace, passionnant, un vrai page turner qui étonne et émeut autant qu’il intrigue.
Car, venons-en à la légende ou à la polémique (deux mots pas plus). Tout ce que les USA compte de politiquement correct s’est ému de "
Flashback" ; Simmons y décrit des situations (d’anticipation rappelons-le) qui ne sont pas dicibles en langage PC. Et pourtant, comme d’autres auteurs de dystopie avant lui, il pousse au bout des trends qui lui paraissent inquiétants dans le monde contemporain. Listons-en quelques-uns :
Un Etat effondré sous le poids de sa dette. Il y a bien aujourd’hui une menace objective sur le fonctionnement des Etat à cause des crise de la dette, comme le montrent les divers exemples d’abandons de services publics observés dans le monde, USA compris.
Une implosion des USA sur base ethnique. Les USA sont déjà structurés sur base ethnique et les Etats peuvent imploser sur cette base, la Yougoslavie est un bon exemple, sans parler de l’ex-URSS.
Un califat islamique agressif. Il existe des mouvements islamistes radicaux violents et ils ont pour projet ultime la création d’un califat. Il existe un Etat, l’Iran, qui veut se doter d’armes atomiques et qui promet régulièrement la destruction d’Israël.
Une jeunesse barbare par suite d’une éducation défaillante et d’un narcissisme forcené. Est-il besoin de développer ?
Si l’on excepte quelques (brèves) piques sur Obama ou le réchauffement climatique avec lesquelles Simmons s'est peut-être fait plaisir, il me semble que tous ces trends existent, et que les pousser au bout est le principe même de la dystopie. Cela ne signifie pas qu’ils se réaliseront nécessairement comme dit dans le livre. Il aurait pu évidemment en choisir d’autres, mais c’est son droit d’auteur d’écrire sur ce qui lui paraît important. Si Dan Simmons avait décrit un super Etat fasciste ou bigot prenant le contrôle des USA, la vox populi se serait réjouie de lire un livre d’un auteur tellement avisé, pertinent, vigilant (c’est le mot consacré) ; ici, les chiens battus sont américains et les méchants impérialistes japonais et musulmans, or, comme chacun le sait, le temps des guerres est derrière nous et nous sommes maintenant tous amis dans la grande fraternité mondiale. On ne dit pas du mal des autres, c’est mal. Bad, bad Simmons qui empêche l’homme blanc de sangloter en paix, et lui rappelle qu’il n’y a que l’Europe qui ait fait d’impuissance vertu.
Dernière question : Dans Simmons développe-t-il prioritairement ces trends parce qu’il est de droite, voire néo-con ? Lui dit que non, et moi je m’en fous.
Flashback, Dan Simmons
L'avis d'Anudar
L'avis du Traqueur Stellaire
Commentaires
bon après Dan Simmons est certainement un néofachocon mais ça ne l'empêche pas d'être un sacré écrivain parfois :-)
Le côté japan bashing avec le retour du grand méchant nippon (vraiment peu plausible avec ce pays... Ici la suspension d'incrédulité ne fonctionne pas pour moi... J'aurais plus vu la Chine à la limite) laisse interrogateur sur les intentions de l'auteur : faucon ancienne mode ? écrivain ayant voulu se coller au maximum aux "critères classiques" du cyberpunk ?
J'ai peur qu'avec ces "intentions", Simmons ai pu rater sa cible.
Certains côtés, sur l'éclatement de la société, font vraiment penser à Neal Stephenson - indispensable à tout amateur de cyberpunk.
L'article est quand même vraiment intriguant et donne envie d'y jeter un coup d'oeil...
@ yueyin Un sacré écrivain souvent ;-)
@ chris Le Stephenson de Snow Crash en effet, que j'ai oublié de citer
@ Philippe C'est du puissant, exhilirating
@ SBM Au travail, feignasse ;-)
Tu as, comme souvent, éveillé mon intérêt !
"Dernière question : Dans Simmons développe-t-il prioritairement ces trends parce qu’il est de droite, voire néo-con ? Lui dit que non, et moi je m’en fous."